Les jours passent et les souvenirs demeurent. Un soir du 26 septembre 2002, ce père a vécu la plus horrible des pertes, celle de ses quatre enfants, restés dans le cimetière de ce paquebot. 20 ans après, la douleur ne s’atténue guère, mais Nasardine Aïdara analyse, réfléchit et rejoue dans sa tête, à l’infini, le film de ce drame.

«J’ai eu une longue histoire avec Le Joola parce qu’en 2002, j’étais allé en vacances avec toute ma famille à Ziguinchor. Après les vacances, je les ai précédés à Dakar par avion et eux, en principe, ils devaient prendre la route. Mais au dernier moment, les enfants ont insisté pour prendre le bateau à cause de l’ambiance et de leurs autres copains qui voulaient tous le prendre. On a donc décidé de les faire venir par le bateau, ma maman, ma femme et les plus petits ont pris la route. Je suis allé au Port de Dakar à 7 heures le lendemain pour les accueillir, mais le bateau n’est pas venu. Je ne pouvais pas croire à cet événement parce que pour moi, il n’y avait pas de raison que mes enfants puissent partir comme ça. Malgré toutes les croyances, je n’ai pas accepté. Je voulais comprendre, savoir ce qui s’est réellement passé. Je n’étais pas un habitué du bateau. Je l’ai pris dans les premiers mo­ments de rotation, quand il y avait de l’ordre. Depuis, je ne le prenais plus, c’était soit la route, soit l’avion. Quand je suis venu à 7h au port, on m’a dit dans un premier temps que le bateau était arrivé. J’ai attendu jusqu’à 8h mais puisque j’avais des choses à régler au bureau, j’y suis allé. Après, on m’a appelé pour me dire que le bateau avait des problèmes. Je me suis rendu immédiatement là-bas et on nous a dit qu’il y avait une soixantaine de rescapés sur les 400 ou 500. Je ne pouvais pas imaginer qu’il y avait 2 mille personnes, ce n’était pas possible. J’ai vu les scènes de désolation mais j’avais toujours espoir. Après nous sommes allés à la Marine nationale d’où on nous a chassés. Le désordre était indescriptible et il n’y avait personne pour nous renseigner.

«C’était une journée infernale»
«J’ai tenu à aller jusqu’au bord de l’eau en dépassant beaucoup de personnes qui pleuraient, qui se jetaient par terre. Curieusement, j’étais toujours optimiste. J’allais voir mes enfants et le bateau, je n’avais pas de doute. Quand je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de bateau devant moi, alors, j’ai essayé de voir s’il y avait des gens de service, gendarmes et autres, mais il n’y avait personne. Il y avait des informations qui circulaient et elles disaient que pour en savoir plus, il fallait aller à la Marine nationale. J’ai suivi la foule à grands pas. J’étais même devant, mais on n’a pas voulu nous accueillir. Je suis retourné au bureau, puisque j’avais des connaissances dans l’Armée, dans la Marine, dans l’Administration. On a téléphoné un peu partout pour avoir des nouvelles. C’était une journée de catastrophe, une journée infernale, le Numéro vert mis en place ne passait pas. J’avais toujours espoir, je ne pensais pas que mes enfants avaient disparu. D’ailleurs, la nuit, je me réveillais chaque instant, je n’arrivais pas à dormir. C’est comme si j’entendais des gens frapper à la porte. J’essayai d’aller ouvrir pour les accueillir. Mais je ne pensais pas qu’ils resteraient dans le bateau. On n’a pas eu beaucoup d’informations le premier jour, le samedi on est retournés au port pour avoir la liste des rescapés. C’était très mal organisé, j’étais très choqué par cet accueil. On nous a parqués et à un moment donné, un gendarme est venu lire la liste des rescapés. J’étais sur place, mais c’était comme si je n’avais rien entendu. Moi je voulais juste entendre le nom de mes enfants, mais je n’ai rien entendu. On est retournés à la maison pour essayer d’avoir des informations. Par la suite on nous a dit qu’il y avait des corps qui ont été recueillis. Il fallait y aller pour essayer de les identifier, mais moi je n’y suis pas allé. Je considérai que c’était une exposition macabre et douloureuse.
Dans mon livre, j’ai relaté les 8 premiers jours du naufrage. Je me suis arrêté au 8ème jour, mais même pour faire la cérémonie de deuil du 8ème jour, les parents ont dû insister, me dire de me rendre à l’évidence, que les enfants ont disparu. Mais j’avais espoir qu’on les retrouverait à Banjul. Après, c’est devenu une histoire personnelle. J’ai arrêté le récit au 8ème jour. C’était très douloureux parce que j’étais très attaché à eux. J’ai écrit beaucoup d’autres choses après, mais je n’ai pas pu les publier parce que c’était trop personnel. Le fait d’écrire m’a beaucoup aidé. Les gens étaient très chaleureux, mais je n’étais pas en phase avec eux. Je pensais à mes enfants, eux ils pensaient à moi. Ils ont montré une très grande solidarité, c’est pourquoi je clame toujours les valeurs africaines, sénégalaises qui sont très importantes. Dans ces moments-là, la chaleur humaine et la solidarité sont une source de bienfaits qu’il faut préserver.»

«On ne peut pas, avec un tel événement, dire qu’il n’y a pas de responsable»
Aujourd’hui c’est un sentiment de désolation qui m’anime. L’Etat avait promis beaucoup de choses au lendemain du naufrage. Personnellement, j’y avais cru. Je pensais que l’Etat allait le faire. Au début, j’ai vu qu’on ne parlait que d’indemnités. Je n’étais pas intéressé par ça et je n’ai pas pris. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre, qu’il y ait une Justice, parce qu’on ne peut pas, avec un tel événement, dire qu’il n’y a pas de responsable. On ne peut pas ne pas donner une version de la Justice dans une catastrophe qui a fait près de 2000 victimes (1863) officiellement. Au milieu de ce brouhaha-là, je suis resté à l’écart. En 2007, vu que rien n’évoluait, j’ai fait une médiation entre les associations pour créer un comité d’initiative pour le Mémorial. J’ai parlé avec tout le monde, et il y avait un consensus. Ils m’ont désigné comme président de ce comité. C’est à partir du Mémorial qu’on a eu le consensus sur les autres points : la question de la Justice, du renflouement, de la Journée du Souvenir, la prise en charge des orphelins et des rescapés. Le gouvernement, au début, avait pris des engagements fermes. Dans nos revendications, il n’y a rien qui n’a pas été déjà promis par l’Etat au moment du naufrage. Donc ces questions étaient bien vues, bien pensées, mais c’était du bluff. A chaque fois, ils nous promettent, ils nous font valser. Après, ils ne font rien. Par exemple, pour la question de la Justice, nous ne demandons pas une vengeance. On réclame Justice pour que la vérité puisse éclater et qu’on puisse pardonner sereinement. Si on nous dit que le commandant est le seul responsable, on ne peut pas le croire. C’est un militaire, et il est aussi victime. Je respecte la mémoire du commandant parce que c’est une victime parmi tant d’autres. Il y a d’autres fautes, et il y a des documents qui le prouvent. Il fallait que la Justice puisse se saisir de cette affaire, nous dire la vérité et qu’on essaie de passer à autre chose. Pour le renflouement, même le Président actuel en a parlé, nous avons ses discours. Il était ministre, et il avait promis que le bateau serait renfloué, il a donné des montants, des délais et tout. Mais on n’a rien vu.  Pour le Mémorial, on nous l’avait promis ici à Dakar, à la Pla­ce du Sou­venir qui était même dédiée aux naufragés du Joola. Quand la construction a été achevée, les choses ont changé. Depuis que le comité a été créé, on n’a pas cessé d’interpeller l’Etat sur ce problème. Ils ont finalement décidé de le faire à Ziguinchor et de faire une réplique à Dakar. La construction à Ziguinchor a commencé et est assez avancée. Ils avaient promis de faire l’inauguration le 26 septembre, mais il y a quelques mois, ils ont encore décidé de reporter. Même les pupilles, c’était une désolation. Des enfants orphelins ont attendu 4 ans le vote de la loi et ils n’ont pris que les enfants qui avaient moins de 8 ans au moment du naufrage. Les enfants qui avaient 9 ans et plus ont été abandonnés à eux-mêmes. Le plus grave, c’est que même s’ils commencent à te prendre en charge, dès que tu as 18 ans, on te sort du lot. L’histoire du Joola est triste, Le Joola est déjà une catastrophe, l’après-Joola est une catastrophe plus grave et plus meurtrière encore.»

«Le Sénégal ne s’en sortira pas s’il ne tire pas de vraies leçons du Joola»
«Le Sénégal ne s’en sortira pas s’il ne tire pas de vraies leçons du Joola, parce que c’est une miniature de la société sénégalaise. On verra toujours des accidents, on verra toujours des négligences. On les verra, parce qu’on n’a pas su tirer des leçons du Joola. Le Joola comporte tellement d’aspects (indiscipline, comportement, Justice, compétence, corruption). Il fallait juste avoir le courage de tirer ces leçons afin d’avancer et de se relever. Cela n’a pas été fait et on risque de patauger encore, parce que ce sont des maux qui gangrènent notre société. Si nous avons le courage de soulever ces questions, de les traiter régulièrement, on construira une société plus juste. La vie humaine est sacrée, il faut la respecter. Tirer les leçons du Joola nous permettra de construire une société plus démocratique, plus juste, plus humaine et ça nous permettra d’aller de l’avant.»
Propos recueillis par Dieynaba KANE