Les violentes manifestations de supporters lors du combat de lutte opposant Siteu à Papa Sow, le dimanche 5 décembre 2021 à l’Arène nationale, celles ayant fait suite au match de Navétanes opposant les Asc Thiawlène et Guiff, le lundi suivant au stade Ngalandou Diouf de Rufisque, ont plongé les acteurs et responsables sportifs dans une profonde situation de désolation.
Les dégâts causés par les scènes de violence sont énormes. Les préjudices subis par l’Etat et la ville de Rufisque, qui ont rénové le stade, le club d’Elite de la ville, le Teungueth Fc, sont inestimables. La peine est tellement grande que les propositions de solutions fusent de toutes parts.
Certains proposent la réorganisation des compétitions navétanes, en les réservant aux catégories jeunes et les limitant à la période des vacances scolaires, pour recoller avec l’esprit fondateur de ce mouvement populaire. Ce qui pose la nécessité de recadrer les calendriers sportifs, conformément à l’arrêté n° 009371 du 29 octobre 2004 fixant les dates d’ouverture et de fermeture des saisons sportives. Réglementation bien en vigueur et connue des acteurs comme de l’Autorité.
D’autres acteurs estiment que les Navétanes doivent rester des activités de proximité, des activités locales, qui ne se limitent pas aux tournois de football ; mais prennent en compte les usages communautaires comme du temps du set-sétal, des cours de vacances, des opérations de reboisement, etc. Autant de projets sociaux, qui devraient sous-tendre un partenariat fécond entre les pouvoirs publics et les associations de quartiers, dans le but de mobiliser et de canaliser le trop-plein d’énergie de la jeunesse vers des activités éducatives, culturelles et/ou productives créatrices de richesses ; pour éviter que cela ne soit extériorisé à travers des comportements agressifs et violents. Sous d’autres cieux, les pouvoirs publics contractualisent avec les associations de jeunes, par la signature de conventions d’objectifs orientées vers des objectifs de développement national.
Cette logique impliquerait la suppression de tout ce qui est régional et national dans la structuration du mouvement des Navétanes. Chaque localité s’organisant en fonction de ses spécificités locales et des besoins propres de sa jeunesse. Bien sûr, il sera sans doute nécessaire d’envisager des échanges d’expériences, des actions de coopération entre les localités, etc.
Il y a aussi ceux qui pensent qu’il faudrait purement et simplement supprimer ces activités, dont l’ancien directeur des Sports, Abdoul Wahab Ba, disait dans le rapport introductif des Etats généraux du football de 1987, que les Navétanes nous permettent de réaliser notre option de sport de masse. Autrement dit, les Navétanes ont permis de réaliser la démocratisation du sport au Sénégal. Il nous faut accepter que c’est grâce aux activités navétanes qu’on joue au football dans toutes les villes et tous les villages du pays.
Maintenant, les questions qui méritent d’être posées sont les suivantes. Est-ce que la suppression des Navétanes entrainera ipso facto l’éradication de la violence dans nos stades ? C’est vrai qu’il y aussi la lutte. Mais est-ce qu’il n’y a pas de violence au handball, au basketball, dans le football d’élite ? Sommes-nous sûrs que ce qui s’est passé au Stade L. Senghor lors du match Sénégal/Côte d’Ivoire le 13 octobre 2012, ou au stade Demba Diop le 15 juillet 2017 ne se reproduira plus ? Le football de masse produit-il plus de violence que celui de l’élite ?
L’anthropologue marseillais, Christian Bromberger, estime, lui, que le football ne fait pas que rassembler et gommer les antagonismes. Il développe aussi une culture partisane. C’est une machine extraordinaire à créer des oppositions, dit-il. A Turin, Milan ou Gênes, il divise les villes en deux territoires qui s’affrontent (lors des derbies) ; en Espagne et en France, il oppose la capitale et la Province (lors des classicos). La spécificité du sport étant la compétition sportive qui, dans sa mise en scène, met face-à-face, au-delà des deux équipes qui se disputent le match, deux quartiers, deux villes et souvent deux communautés ethniques, religieuses ou nationales.
Le 11 avril 2001, lors du «derby de Soweto» opposant Orlando Pirates et Kaiser Chiefs, 43 personnes sont mortes dans le stade d’Ellis Park de Johannesburg. Le 10 mai 2001 au Ghana, 126 personnes sont mortes lors du match opposant à Accra l’Ashanti Kotoko de Kumasi à Hearts of Oaks. Mécontents de leur défaite, les supporters cassent les sièges du stade et jettent des pierres. La sécurité balance des grenades lacrymogènes alors que les portes du stade sont fermées, entraînant ainsi une véritable catastrophe.
On peut enfin évoquer le cas de «la guerre du football» entre le Honduras et le Salvador en 1969, à la suite du match de qualification pour la Coupe du monde devant se dérouler au Mexique en 1970, qui a vu les chars salvadoriens entrer au Honduras. Bien sûr qu’il y avait d’autres problèmes entre les deux pays. Mais le match de football a constitué l’étincelle qui a brûlé la mèche. Nous le savons tous, le sport renforce et ravive le sentiment d’appartenance qui sert de terreau au clubisme, au chauvinisme, à l’ethnicisme, au nationalisme ; mais également à la violence.
Au Sénégal, c’est dans les sports où la question de l’appartenance est la plus tranchée que les actes de violence sont les plus fréquents. Les Navétanes, la lutte, les régates, constituent les meilleures illustrations.
Est-ce que ce qui s’est passé cette semaine à l’Arène nationale et au Stade Ngalandou Diouf sont des cas de violence isolés, sans aucun lien avec la situation de la jeunesse ? N’ont-ils pas un lien avec ce qui s’est passé au mois mars dernier, avec le pillage des magasins Auchan ? Ou mieux, avec les vagues de migration vers l’Europe, avec les pirogues de fortune ?
Dans tous les cas, pour éradiquer les scènes de violence récurrentes que nous observons dans les stades, il faut certes réprimer les responsables des actes en utilisant de façon systématique, les caméras de surveillance, à installer dans toutes les infrastructures, pour repérer les fauteurs de troubles et les sanctionner de façon exemplaire. Cependant, il importe pour les Autorités de notre pays de renforcer la volonté et l’engagement pour mettre fin à la situation de désœuvrement de la jeunesse, en lui offrant des perspectives d’emplois ou d’auto emplois ; y compris en s’appuyant sur le potentiel que constituent les associations sportives et culturelles de quartier.
Un mouvement massif comme celui des Navétanes, avec ses nombreuses associations de jeunes, doit constituer une force, un levier de développement et non un boulet, négativement connoté, qui menace la sécurité des populations. Ce sont là quelques pistes de réflexion à approfondir pour faire des Navétanes, des activités utiles, à la fois pour le développement du sport et pour l’épanouissement des populations de nos localités.
Références bibliographiques
Abdoul Wahab Bâ, Ministère de la Jeunesse et des Sports du Sénégal, Document introductif Etats Généraux du Football, (28 Oct.-1er Nov.1987).
Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, 406 pages.
Conférence permanente des coordinations associatives, L’économie sociale des associations, 2007.
Ivan Colovic, Nationalisme dans les stades en Yougoslavie, in Monde Diplomatique, Manière de voir n° 39, Football et Passion Politiques, Mai-Juin 1998, pages 54-56.
Jacques Bugnicourt, et Amadou Diallo, « SET, des murs qui parlent », Dakar, Editions Enda Tiers-Monde, 1990, 117 p.
Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et Civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.
Alioune Diakhaté MBAYE
Docteur en STAPS