«Mme Diouf ? On vous a bien dit qu’elle travaille à Yavuz Selim ?», s’étonne le vigile. «Ah, Mme Mbaye, la veuve de Pape Babacar Mbaye», comprend-il mieux. Née Ndèye «Doynekh» Diouf, cette dame, noirceur de sérère, effacée par le rouge de son getzner, est membre du Conseil d’administration de Yavuz Selim qui n’entend pas laisser Maarif leur reprendre leur «bijou». Quand débute l’entretien, elle affiche la mine triste et laisse parler un cœur gros de colère. Quand vient l’emprisonnement de Khalifa Sall, les phrases sont hachées, et parfois des coupures pour respirer. «Je suis prête à payer n’importe quel prix pour qu’il soit libre», jure-t-elle. C’est le sens de son mouvement Khalifa yaaniou doy/Doo sen morom. Ce n’est pas pour rien qu’elle est membre du Cabinet du maire de Dakar. Elle se définit comme une enfant du Ps par son Cv de militante : ancienne élève, puis étudiante du Ps, actuelle présidente des femmes de la 3ème coordination de Fass-Colobane-Gueule Tapée, secrétaire politique des femmes du département de Dakar, membre du Comité central… Tanor ? Elle précise d’emblée qu’elle ne parlera pas de lui : «Permettez-moi de ne pas personnaliser le débat. Je ne dirai jamais du mal de Tanor.» Macky Sall ? «Même les enfants vous diront qu’il a emprisonné Khalifa».

Que vous inspire la crise au Parti socialiste ?
C’est une situation qui me dérange et, franchement, je n’aurais pas aimé vivre ces moments difficiles. Mais bon, quelquefois on est obligé de réagir quand toutes les issues sont fermées. C’est quand même le parti qui nous a vu naître et grandir. Je dois dire que c’est une situation à laquelle, personnellement, je ne m’attendais pas. On peut comprendre qu’il y ait des divergences internes – et c’est le propre de tous les partis -, mais je n’ai jamais pensé qu’on en arriverait-là. Je suis convaincue que chacun des deux camps est dans une situation très inconfortable. Je le vis dans ma chair. Je n’ai jamais imaginé qu’il y aurait ces scènes qui n’honorent pas notre parti et qu’on en arriverait jusqu’à l’emprisonnement.

Pour vous, qui est responsable de cette situation ?
Tous sont responsables dans une certaine mesure parce qu’on pouvait la prévenir par le dialogue et la concertation. Il faut quand même dire que si chacun avait pris de la hauteur en s’oubliant un peu et en mettant en avant l’intérêt général du parti, on n’en serait pas là. Tout de même, il faut reconnaître que tout parti a pour finalité de conquérir ou reconquérir le pouvoir, surtout un parti comme le Ps qui est le père de tous les autres partis du Sénégal. Et en réalité, le seul problème, c’est l’orientation du parti : rester ou ne pas rester dans Benno bokk yaakaar. Et il fallait simplement convoquer le Comité central du parti pour trancher la question. Je ne revendrais pas sur tout ce qui a été fait en termes de dialogue pour éviter toute cassure, surtout la démarche des femmes du département de Dakar qui n’ont ménagé aucun effort pour que ces problèmes n’atterrissent pas à la justice. Donc, nous n’avons été à aucun moment consultées sur cette question.

Mais pour Khalifa Sall, on savait qu’il n’était plus dans Bby puisqu’il avait sa propre liste aux Locales…
Ce n’est pas seulement Khalifa Sall. Il y a d’autres qui ne sont pas dans Bby parce qu’ils ne s’y retrouvaient plus. Quand j’entends candidat du Ps, j’estime qu’il doit être du Parti socialiste et pas d’un autre. Mon parti a décidé de poursuivre avec Bby. Moi, je ne m’y retrouve pas. Qu’il y ait des scènes de violences qui aboutissent à l’emprisonnement de nos camarades, c’est quand même trop ! Et il faut dire que des gens qui ne veulent pas la paix ont aggravé les choses.

Pour vous donc, ces affaires Bamba Fall et Khalifa Sall sont politiques ?
Même un bébé vous répondra que c’est purement politique. Si vous demandez aux élèves : «Qu’est-ce vous avez appris aujourd’hui ?», ils vous diront : «Macky Sall a emprisonné Khalifa Sall qui s’occupait bien de nous, à travers le lait dans les écoles, la santé, etc.» Ils ont bloqué presque tous les projets de la Ville de Dakar comme le pavage, l’emprunt obligataire, l’aménagement de la Place de l’Indé­pen­dance. Et puis, plusieurs faits confirment cette politisation du dossier. Regardez le déroulement de la procédure judiciaire de Khalifa Sall. Tout le monde sait que ce n’est pas cette caisse d’avance qui est en jeu, mais bien l’ambition d’un homme. N’ou­bliez pas que tout est parti des tournées de Khalifa dans les régions et jusque dans les villages. Il fallait bien être là pour voir tout ce beau monde qui sortait à Dagana, Saint-Louis, Tam­ba pour accueillir l’homme dont on dit qu’il n’est connu qu’à Dakar. Et je puis vous dire que c’était pour la plupart des Socialistes, la base elle-même. Je me suis demandé d’ailleurs pourquoi ils ont laissé la situation pourrir. J’ai fait ces tournées avec Khalifa et je continuerai à les faire, même s’il est là où il est. Regardez ce qu’ils ont fait à Bamba Fall ! Alhamdoulillah, il vient de recouvrer la liberté. Mais qu’est-ce qu’il a fait ?

On parle de tentative d’assassinat, entre autres…
Non ! C’est trop et c’est le comble. Celui qui a été le plus touché lors de cette journée du 5 mars, à la Maison du parti, c’était avec du sable et de l’eau (Ndlr : Mamoudou Wane). Et le lendemain, nous avons passé la journée ensemble. Lorsqu’on a dit que mon fils, Léopold, est convoqué à la Dic, il faisait partie des premiers à venir chez moi.

Donc, Léopold, votre fils, était à la Maison du parti ce jour-là ?
Vous savez, Léopold est un enfant du parti. Il est secrétaire général d’une section jeune à la 3e coordination, Pionnier du Sénégal. Donc, c’est bien naturel qu’il soit là-bas. C’est moi qui lui ai dit : «Vas là où sont tes pères. Tu as cours cette après-midi, mais vas rejoindre les dignes fils du parti.»

Et parmi ses «pères», il a choisi Khalifa Sall…
Naturellement, c’est son choix et il faut le respecter. Et d’ail­leurs, aujourd’hui l’essentiel de la jeunesse du parti, le responsable régional et départemental sont avec Khalifa. Mes enfants sont nés à la Maison du parti où ils jouent et où ils ont grandi. Et jeunes que nous étions, il y avait un climat tel que tous les soirs nous étions tous à la Maison du parti. On y dormait même. Donc, c’est tout naturellement que nos enfants fréquentent la Maison du parti.

Racontez-nous un peu comment vous êtes devenue militante socialiste. Est-ce par une influence de votre mari ?
Non ! J’ai choisi de militer au Ps par conviction. C’est un choix personnel. J’ai connu mon mari à la Maison du parti la première fois que j’y mettais les pieds.

Vous avez dit que le dossier de Khalifa Sall est politique. Fait-il vraiment peur ?
Ecoutez, Khalifa fait peur et c’est évident…

Il fait peur à qui ?
Il fait peur à Benno bokk yaakaar. Dakar lui a dit «oui» pour ses nombreuses réalisations. Et peut-être que d’autres localités du pays voudraient avoir un Khalifa. Ils se sont sentis en danger après les félicitations d’organismes internationaux sur la promotion de la transparence et de la bonne gouvernance dans la gestion de la mairie de Dakar, son management, sans oublier les bonnes notes de l’Usaid… Il y a de quoi avoir peur.

Avez-vous choisi Khalifa en raison de son amitié à votre défunt époux, Pape Babacar Mbaye, ou pour «l’injustice» qu’il subit au Parti socialiste ?
J’ai choisi Khalifa pour l’idéal qu’il incarne et l’injustice qu’il a vécue et qu’il vit encore. J’ai partagé avec lui beaucoup de choses dans le parti. Je suis de ceux qui croient au retour du Parti socialiste au pouvoir. Et bien sûr, il y a son amitié avec Babacar (Ndlr : Pape Babacar Mbaye) qui n’avait de problème avec personne. C’est un homme transversal. Je ne veux pas encore une fois personnaliser le débat. Et je vous apprends d’ailleurs que certains, dans ma coordination, lorsque le débat sur la poursuite du compagnonnage avec Bby a été soulevé, m’avaient conseillée d’être neutre. J’ai su mesurer cette phrase parce qu’ils connaissent mes relations privées et sincères avec tous les responsables du parti. Mais j’ai choisi Khalifa pour les principes qu’ils défendent : sauvegarder les valeurs du Parti socialiste, avoir un candidat du parti à la Présidentielle, une liste aux Législatives.
Vous êtes aussi dans le Cabinet de Khalifa à la mairie de Dakar.

Est-ce au nom de son amitié avec Pape Babacar Mbaye ?
En partie peut-être, mais je privilégie mon militantisme. Si Khalifa n’incarnait pas l’idéal que je crois être le meilleur pour le Sénégal, je ne serais pas avec lui.

Vous avez été voir Khalifa Sall en prison ?
Non, je ne peux pas. Quand je suis allée voir Bamba Fall et Bira Kane, tous savent ce qui m’est arrivé. Pour Khalifa, je ne peux pas parce que je ne supporte pas de le voir dans cet état. C’est très dur pour moi et je le ressens au plus profond de moi-même. Et ceux qui me connaissent, qui me côtoient, savent que je souffre de son emprisonnement. Sa place n’est pas la prison. Je ne me réveille pas un seul jour sans prier pour lui, sans me soucier du sort qui lui est réservé, sans travailler à le faire sortir de prison. Si je pouvais faire plus pour qu’il recouvre la liberté, je le ferais. Mais retenez que je suis prête à tout pour qu’il sorte de cette prison. Il ne le mérite pas parce qu’il n’a rien fait. C’est quelqu’un qui a des ambitions, ce qui est normal et légitime. En fait, ce n’est plus lui, c’est tout un espoir qui est derrière lui. Ce qui lui est arrivé, je le sens jusqu’au niveau de mes entrailles. On l’a privé de tous ses droits, même les plus élémentaires. Et ce rapport de l’Ige qu’on n’a pas encore vu ? Quoi de plus normal qu’il y ait des recommandations dans un rapport. Il n’y avait qu’à recommander une réorganisation de la caisse d’avance. Surtout que tous ses prédécesseurs ont eu à faire la même chose. On l’emprisonne et on limite le nombre de ses visiteurs à 20 personnes, réduit même à 10. Et on peut même dire qu’il n’a droit, en réalité, qu’à une visite par semaine. Mais aujourd’hui ce qui est important, c’est qu’on libère Khalifa immédiatement et sans condition.

C’est un isolement pour vous ?
C’est un isolement physique, mais ils ne savent pas qu’en le faisant ils sont en train de le rapprocher des cœurs des Sénégalais. C’est quand même le président de l’Aimf, le maire des maires d’Afrique, maire d’une des plus grandes capitales d’Afrique, donc un grand leader qui n’avait pas sa place en prison. Le monde entier s’indigne et le Sénégal qui fut un modèle démocratique est devenu la risée. Il est innocent et blanc comme neige. Son seul tort a été de souhaiter une alternative parlementaire avec sa liste aux Législatives. C’est un homme d’Etat avec plus de 3 décennies d’expérience qui gère des budgets énormes.

Qui doit le sortir de la prison ?
C’est nous. Khalifa est un prisonnier politique. Par conséquent, seule une riposte politique peut le tirer d’affaire. Vous vous rendez compte que même les membres de l’Apr sont plus sentis aux côtés de Khalifa que les autres.

Les autres, c’est la direction du Ps ?
C’est vous qui le dites. Je n’ai vu qu’un seul groupe qui s’est distingué par un manque de solidarité. Et ce groupe oublie que demain il fera jour.

Khalifa Sall devrait-il diriger la liste de l’opposition à Dakar ou y aller sous sa propre bannière ?
Vous savez, l’opposition a choisi Khalifa comme tête de liste à Dakar. J’ai bon espoir que les négociations aboutiront à un consensus. Qu’il soit sur la liste nationale ou pas, c’est lui le patron de Dakar. Maintenant, on est dans l’ère des coalitions. Je précise que ce sont les autres partis de l’opposition qui sont venus vers lui. Des leaders de l’opposition comme Cheikh Bamba Dièye, Oumar Sarr, De­croix ont été interdits de voir Khalifa. Vous pensez que c’est nor­mal ? Voilà qui prouve davan­tage que son emprisonnement est politique. Et certainement, ils vont le libérer politiquement parce que ce dossier est vide.
Mais apparemment, ce ne sera pas avant les Légis­la­tives. (Ndlr : L’entretien a eu lieu le jour où la Chambre d’accusation statuait sur la demande de mise en liberté provisoire de Khalifa Sall. Demande finalement rejetée).
Libre ou pas, Dakar réclame son maire et le socialisme des valeurs le réclame. Aujourd’hui, aucun parti ne peut remporter des élections à lui seul. Et c’est dans ce sens justement que nous avons mis en place Initiative2017 pour les Législatives du 30 juillet.

Initiative2017 est-elle une coalition électorale ?
Je pense qu’elle va s’allier avec d’autres partis ou coalitions, c’est mon souhait. En tout cas, il faut une large coalition et que chacun s’oublie et mette en avant l’intérêt général.

Est-il envisageable que quelqu’un d’autre de l’opposition dirige la liste de l’opposition à Dakar en l’absence de Khalifa Sall ?
Même s’il est en prison, nous ferons de lui la tête de liste et les leaders de l’opposition sont d’accord sur ce point. Je me réjouis de voir cette volonté de se retrouver pour aller à l’assaut de l’Assemblée. Pour les Législa­tives, nous gagnerons Dakar, et même d’autres départements.

Alors qu’il est confiné à Dakar depuis les Locales…
Attention ! N’oubliez pas les retombées des tournées de Khalifa qui lui ont valu, je le répète, tous ses déboires. Dans certaines villes comme Tamba, ce sont des marches vertes qui l’ont accueilli et accompagné au point d’installer la peur chez certains ministres.

Dans cette guerre Tanor-Khalifa, les sages du parti ont-ils joué leur rôle ?
Franchement, je ne les ai pas sentis. Ils pouvaient pourtant sauver le parti de cette crise.

Des retrouvailles sont-elles possibles, vu le contexte, la profondeur de la crise et les ambitions exprimées ?
Je ne veux pas insulter l’avenir, mais je rêve encore des retrouvailles, même si ce ne sera pas avant les Législatives, de la grande famille socialiste. Rien n’est impossible dans ce monde. C’est le premier parti qui a dirigé le pays pendant des années et qui est animé par des gens qui se sont côtoyés pendant longtemps. Je ne comprends pas que Benno bokk yaakaar puisse nous diviser, parce que c’est de cela qu’il s’agit. En tout cas, moi, je ne jouerai jamais à la division du parti. En revanche, je suis prête à payer n’importe quel prix pour qu’il soit libre. Je l’accompagnerai dans la plus grande élégance, mais aussi dans la plus grande fermeté.

Que peut-on dire de Yavuz Selim aujourd’hui ?
L’école, les classes et les cours fonctionnent normalement. Il n’y a pas de problème à Yavuz Selim.

Malgré la transition, il n’y a pas d’inquiétude ?
Nous avons tiré beaucoup de leçons de cette situation. Je puis vous dire que nous avons pu tenir notre programme de la façon la plus normale et les inscriptions pour l’année 2017-2018 ont déjà démarré. Nous avons également fait les tests d’entrée qui ont connu un rush. Ceux qui ont réussi vont commencer à s’inscrire dès la semaine prochaine. Il y a une nouvelle équipe pédagogique qui a été mise en place. Bref, rien n’a changé.

Malgré l’arrivée annoncée de la Fondation Maarif ?
Pour aller où ? Maarif ne peut pas venir dans la maison d’autrui. Cependant, il y a une nouvelle équipe. Vu que les autres sont partis faute de pouvoir rester au Sénégal pour des problèmes de papiers, d’autres sont venus. Tout se déroule parfaitement sans Maarif.

Il n’y a pas de perturbations ?
Il y a des perturbations psychologiques, c’est normal parce que ce qui lie nos enfants aux Turcs est très fort. C’est une complicité et une compréhension extraordinaires. Ce qui fait que quand l’arrêté est sorti, cela a été quand même un choc, surtout pour les enfants. Moi, je ne veux même pas parler de Maarif parce que c’est une erreur que l’Etat du Sénégal a commise et il n’est pas trop tard pour la rectifier. On ne peut pas quand même broyer l’excellence quand on tient à l’éducation de ses enfants.

Aujourd’hui, qui gère l’établissement ?
Au-delà du Conseil d’administration, il y a l’administration turque et sénégalaise. Et nous avons le même organigramme. C’est Yavuz Selim qui est devenu Yavuz Selim Sa. Certainement, il y a de petites perturbations avec les enseignants et c’est normal. Maarif n’a pas sa place à Yavuz Selim qui est une famille indivisible. Nous sommes dans nos locaux et continuons de livrer des enseignements de qualité à nos enfants. On ne peut pas confier son enfant à quelqu’un qu’on ne connaît pas. Si Maarif veut enseigner au Sénégal, elle n’a qu’à aller trouver une école et faire comme nous qui y avons mis nos pierres. Maarif ne reprendra pas cette école ou elle passera sur des cadavres.