Note de lecture : Aline et les hommes de guerre de Karine Sylla

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’histoire, fortement romancée, de notre héroïne nationale, Aline Sitoé Diatta, écrite par Karine Sylla. D’abord, l’image sur la couverture est indécente, à plus d’un titre. Il s’agit d’une Reine et Prêtresse et, à ce titre, il est impensable de l’immortaliser dans cet accoutrement. Mais on peut reconnaître à Karine Sylla, de n’avoir pas réussi à trouver la bonne image de l’héroïne. Et je la comprends très bien, car il n’existe pas beaucoup d’images d’elle, sinon quelques portraits esquissés par des proches.
Dans le roman, on distingue trois parties. Dans la première et longue partie de l’ouvrage, Karine nous entraîne sur les rives tumultueuses parcourues par ces hommes de guerre, à la recherche d’esclaves à capturer. C’était l’époque cruelle et impitoyable de l’esclavage, où des centaines de millions de personnes, d’hommes et de femmes, furent arrachées violemment à la terre africaine. Elle nous livre ici leurs souffrances. Avec un style concis dans la narration, elle nous plonge dans les méandres insupportables de la cruauté contre les autochtones, traqués jusque dans les marécages des régions investies. C’est précisément dans ces contrées sauvages, à l’époque, en Basse Casamance, que fut capturée une belle femme diola, Bayangumay, née en 1750.
Elle sera arrachée à sa famille par un négrier, qui en fera sa concubine le temps d’un voyage. Elle mettra au monde plus tard, en Guadeloupe, celle qui sera appelée «la mulâtresse Solitude», dévoilée par André Schwarz Bart, romancier français d’origine juive-polonaise, décédé le 30 septembre 2006. Dans son roman du même nom, Solitude sera une héroïne célèbre de la lutte contre l’esclavage en Guadeloupe. Autre temps, autre célébrité, même si Solitude, enceinte, a combattu, quant à elle, les armes à la main. Elle sera capturée, jugée et pendue, après la naissance de son enfant.
La deuxième partie sera consacrée au partage éhonté de l’Afrique. Avides de terres, d’espaces, de ressources et forts de leur supériorité en armements de guerre, les Européens vont dépecer l’Afrique et se la partager, sans états d’âme. Ce fut le triste et douloureux épisode de la colonisation. En Afrique, la France a réussi la prouesse de se tailler un ensemble de territoires d’une ampleur jamais égalée dans l’histoire, en le contrôlant directement. En basse Casamance, les Français, pour asseoir leur domination, ont dû faire face à de farouches résistances des indigènes, dont en particulier Sihalébé, le roi d’Oussouye, Djignabo Bassène de Séléti, Aline Sitoé Diatta, entre autres. Aline est le personnage le plus célèbre, parce que Reine et Prêtresse.
La dernière partie du livre de Karine est consacrée à la vie de Aline Sitoé Diatta de Kabrousse. Sous le charme du style romancé de l’ouvrage, on oublie souvent de se poser des questions sur la réalité de certaines situations décrites dans le roman, les conditions dans lesquelles Aline a déroulé ses charges de Prêtresse et de Reine. On oublie aussi d’évoquer qu’à son retour de Dakar, c’est sous le signe de Prêtresse qu’elle s’était d’abord manifestée.
Elle avait longtemps hésité, avant de commencer ses prêches ; mais partout où elle se rendait, en Casamance ou dans son terroir, pour des raisons personnelles, la voix ne la lâchait pas. C’était une force mystérieuse qui la mettait dans tous ses états. C’est de guerre lasse qu’elle a finalement décidé d’entamer ses prêches. En commençant par des prédictions qui toutes se réalisèrent. C’est ensuite à la mort du Roi, qu’elle fut intronisée Reine de Kabrousse.
Mais c’était essentiellement par ses prédictions et ses prêches qu’elle livrait, à travers des chansons populaires et des offrandes, que son nom et la portée de ses actions se répandirent à travers toute la région. De partout, affluèrent des groupes de fidèles venus faire acte d’allégeance. Elle recevait du monde de partout, de toute la Casamance et de la sous-région.
En réalité, cette femme, de par son statut de prêtresse, avait des ambitions de réorganisation spirituelle et sociale de la Casamance (toutes ethnies et religions confondues). Un culte traditionnel dont elle avait entamé la refondation, lui conférant une dimension qui dépasse les frontières de la Casamance et même du Sénégal.
Femme de foi, sans armes ni armées, dotée uniquement de la puissance des messages qu’elle véhiculait et de la volonté de refondre les structures sociales de son terroir, elle fit peur à l’Administration coloniale qui décida de sévir. Elle sera arrêtée puis transférée dans différentes geôles de Ziguinchor, Banjul et Kayes. Et sa trace se perd à Tombouctou où, semble-t-il, elle serait décédée et enterrée. La description de ses lieux de détention semble crédible, par rapport aux conditions d’isolement de l’époque. Son talent de scénariste a fait le reste, servi par une belle écriture pleine de sensibilité et d’humanité.
L’histoire de la Reine-Prêtresse, Aline Sitoé Diatta, est une saga brutalement interrompue. Comme le dit mon ami Jean Michel Seck, «La date du 22 mai 1944 a été donnée, s’agissant de la fin d’une vie, celle de la Reine de Kabrousse, mais il y avait une double vie : celle de la Reine et celle de la Prêtresse….» Là réside peut-être, le mystère Aline. Certainement qu’un jour, toute la vérité sera connue sur celle que Kabrousse, toute la Casamance et le Sénégal pleurent encore.
Merci à Karine d’avoir évoqué, de manière si romanesque, cette figure emblématique de la résistance en Casamance. A travers votre écriture, on devine une révolte intérieure contre toute forme de brutalité bestiale, dans les rapports entre les hommes. La guerre vous fait horreur, tout comme par Aline et cela vous rapproche un peu. Aline est partie, mais son histoire continue.
El Hadj Ibrahima NDAW
malima_sn@yahoo.fr