De ses nombreuses années passées comme représentant du Sénégal auprès de l’Union africaine, l’Ambassadeur Baye Moctar Diop a tiré un ouvrage, non de souvenirs et d’anecdotes, mais plutôt une analyse des contraintes qui empêchent cette organisation, la plus grande des organisations régionales dans le monde, à réaliser ses ambitions avouées et déclarées. Le diplomate sénégalais décortique également pourquoi les nombreuses résolutions restent lettre morte au fond des tiroirs, et voient d’autres se superposer au-dessus, sans qu’aucune action ne s’ensuive.Par Yoro DIA

– Des diplomates sénégalais prennent de temps en temps la plume, mais souvent c’est pour témoigner et retracer leur parcours. Le livre de Baye Moctar Diop, l’Ambas­sadeur du Sénégal à Bruxelles, sort de ces sentiers battus car son ouvrage est à la fois un bon manuel pour comprendre les mécanismes et règles de fonctionnement de l’Union africaine, mais est aussi et surtout une analyse rigoureuse et profonde de «la trajectoire de l’Ua pour mesurer ses réussites et ses insuffisances et apprécier ses ajustements et repositionnements stratégiques» comme le souligne le préfacier, le Président Macky Sall. L’ori­ginalité de la démarche de l’auteur est à la fois dans un regard intérieur (5 ans ambassadeur du Sénégal en Ethiopie et à l’Ua) et un autre regard très détaché qu’il jette sur l’organisation pour diagnostiquer ses maux et proposer des pistes de solutions.
C’est ce double regard qui fait l’originalité et la qualité du livre. Toute la problématique du livre est dans ce constat de l’auteur «qu’en 2021, les débats d’avant 1963 sur la construction de l’unité africaine restent souvent plus que d’actualité et soulèvent toujours diverses interrogations». D’où cette interrogation sur les problèmes de l’Ua, qui résulteraient «soit d’un manque de réalisme des ambitions ou d’un déficit de volonté politique ?» ou, pourquoi «l’euphorie suscitée par la création de l’Ua n’est pas à la hauteur de ses ambitions ?».
Apres avoir parcouru le livre on se rend compte c’est un manque de volonté politique qui prédomine. La création du l’Oua fut comme un «superbe lever de soleil» après la longue nuit coloniale, d’où la pertinence du projet qui a fait l’unanimité, avec «des acteurs et observateurs qui ont très tôt convenu que le grand destin auquel l’Afrique et ses peuples aspirent ne peut s’accomplir que dans l’unité politique et l’intégration des micro-Etats». Pourquoi un «projet unanime sur sa pertinence» prend autant de temps à être concrétisé et que de façon sisyphéenne, on en revient toujours au même débat, de Kwame Nkrumah à Macky Sall en 2022. Les réponses de Baye Moctar Diop sont d’une clarté brutale quand il nous dit : «Entre la volonté d’aller de l’avant et les pesanteurs de divers ordres sur la voie de la réalisation de l’unité, il manque peut-être une dose d’audace. L’audace de franchir les pas décisifs à la rencontre de son destin avec fierté et confiance.» N’eut été la retenue diplomatique qui exige la nuance, le «peut-être» serait remplacé par «sûrement».
Cette audace passe par la volonté politique de quitter le mur des lamentations devant lequel nous sommes depuis les indépendances afin de nous atteler la «reconstruction de ses propres infrastructures psychiques et ne plus faire de la colonisation et de l’esclave des pivots centraux de notre histoire» comme dit Felwine Sarr que cite l’auteur. Pour Baye Moctar, pour progresser, il est indispensable que l’Ua opère une rupture avec «la rhétorique contestataire qui affaiblit le leadership politique» et aussi avec «la victimisation et son corollaire la contestation qui ont fini pour constituer l’Adn de l’Oua/Ua, une sorte d’identité remarquable qui brouille malheureusement la vision de la renaissance africaine».
Ce discours victimaire, qui a été efficace dans la lutte pour l’indépendance et la lutte contre l’apartheid, est aujourd’hui devenu alibi pour les élites africaines pour se déculpabiliser du piétinement de l’organisation qui n’a jamais tranché les débats d’avant 1963 entre les «fédéralistes» et les partisans de «l’approche graduelle» vers l’intégration. Le discours victimaire permet aussi de couvrir les dysfonctionnements de l’organisation, comme de l’inflation des rapports et de réformes, comme le diagnostique la «Réforme Kagamé» de janvier 2017. «La conférence des chefs d’Etat et de gouvernement a adopté 1500 résolutions. Par notre incapacité constante à suivre la mise en œuvre des décisions que nous avons prises, nous avons donné le sentiment qu’elles n’ont aucune importance. Le constat se dégage d’une organisation dysfonctionnelle qui a peu de valeur aux yeux de ses Etats membres, à la laquelle les partenaires extérieurs accordent peu de crédit et qui ne jouit d’aucune confiance auprès de nos concitoyens». Grand paradoxe pour la plus grande organisation régionale du monde, dont les 30 millions de Km2 peuvent «loger les Usa, la Chine, l’Inde et une partie de l’Europe occidentale». Les réformes qui se suivent, se ressemblent, se recoupent parce que «motivées par l’échec ou l’inachèvement des précédentes, donnent à l’auteur l’impression d’un éternel recommencement d’une organisation en perpétuelle quête d’identité».
Le problème du financement de l’Ua repose encore le problème de la volonté politique avec des «activités financées à 75% par des partenaires extérieurs». La réforme Kagamé 2017 avait recyclé une idée qui remonte à 2003, revenue en 2006, d’une taxe de 0,2% sur certaines importations pour financer l’Ua, mais elle est restée lettre morte comme l’idée de rendre effective la libre circulation des personnes avec le passeport africain, comme aussi la réforme visant à transformer la Commission de l’Ua en autorité en lui donnant plus de pouvoir parce que la Conférence chefs d’Etat (organe suprême) veut que l’Ua reste une organisation intergouvernementale, c’est-à-dire une organisation «d’Etats indépendants et souverains». Ce qui fait que l’idée de former un «gouvernement de l’Union» comme le constate le rapport Obasanjo de 2006, «même si elle fait l’objet d’un large consensus auprès de tous les acteurs de la vie publique en Afrique, sa réalisation requiert cependant une approche sur plusieurs niveaux et une démarche graduelle». Bel enterrement diplomatique d’une idée chère à Wade et à Khadafi qui, au sommet d’Alger de 1999, parvient à convaincre ses pairs que l’Oua avait atteint ses objectifs à savoir décoloniser le continent et faire tomber l’apartheid, et qu’il fallait «la rendre plus efficace ou la remplacer». C’est ainsi que l’Oua deviendra l’Ua au sommet extraordinaire de Syrte de septembre 1999.
Exemple rare de volonté politique qui fait si souvent défaut à l’Ua, qui fera qualifier par l’auteur de «cure de conscience» le discours qui dit que «l’objectif ultime de l’Ua est la réalisation des Etats-Unis d’Afrique tel qu’envisagé par les pères fondateurs» répété depuis près 60 ans à chaque journée de l’Ua, le 25 mai. «Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera», avait dit Napoléon. L’ambassadeur Baye Moctar Diop pense la même chose en invitant l’Afrique à «oser son destin», c’est-à-dire «penser Afrique», «agir Afrique», bref «Afrique d’abord» pour assumer son avenir radieux qui passe par une rupture totale avec la logique seulement victimaire, pour bâtir sur un autre socle car comme l’écrit le diplomate Jean-Marie Guéhenno dans le Premier XXIe Siècle, «les Etats-Unis ont construit le mythe d’une société bâtie sur un contrat plutôt que sur une mémoire… L’Europe est hantée par son passé. Elle n’a pas l’envie, ni le droit de l’oublier». Si l’Europe est hantée par son passée, l’Afrique est prisonnière de sa mémoire, et son passé doit avoir l’audace «d’oser son destin» afin que l’Ua, la plus grande organisation régionale du monde avec 54 Etats, puisse jouer son véritable rôle dans la marche du monde.
Ce nouveau contrat pourrait se baser sur la nécessité d’une intégration économique africaine pour exister et compter, comme celui de l’Ue qui a remplacé la guerre par l’économie comme mode de régulation des relations entre Etats. Ce nouveau contrat, ce «nouveau logiciel», pour parler comme l’actuel président de l’Ua, est nécessaire parce que le postulat de l’Unité originelle du continent divisé par la colonisation et qu’il faut réunifier, sur lequel se fonde le panafricanisme est un postulat faux, pour ne pas dire une idée reçue. L’Oua a relevé le défi politique avec la décolonisation et la fin de l’Apartheid ; maintenant il appartient à l’Ua de relever le défi économique d’un continent qui, même s’il ne pèse que 3% du commerce mondial, a un immense potentiel pour être inéluctablement l’avenir du monde après en avoir été l’origine et le berceau. Entre cette «ambition» et les «volontés», il y a le chainon manquant «d’oser son destin» en changeant de logiciel.
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