Nous ne sommes pas le Peuple élu. Nous ne sortons pas de la cuisse de Jupiter. Les drames comme le Joola (la plus grande catastrophe maritime de l’histoire) auraient dû nous en convaincre et avoir l’effet «Réveillez-vous» des Témoins de Jéhovah sur nous. Mais rien n’y fait. Ce qui se passe dans notre pays est pire qu’un un déni de réalité. C’est un sommeil dogmatique profond, car nous sommes convaincus que nous sommes une sorte de Peuple élu. Le Peuple préféré du Seigneur. C’est parce que nous sommes convaincus d’être le Peuple préféré du Seigneur que nous refusons de voir, ou même de regarder la réalité. Quand on ferme les 3 lieux les plus saints de l’islam, quand les Etats-Unis déclarent l’Etat d’urgence, quand la Chine, consciente du danger, écrase la mouche du corona avec le marteau de la dictature, quand l’Union européenne se déstructure avec des centaines de morts par jour, il y a chez nous des personnes pour nier l’existence de la maladie, non par ignorance ou mauvaise foi, mais pis, par une conviction irrationnelle que le Bon Dieu, qui a fait de nous le Peuple élu, ne laissera pas faire. Même s’il a laissé faire le Joola, le conflit en Casamance, le drame de la Sonacos, l’hécatombe sur nos routes, la sècheresse des années 1970, on a encore du mal à nous considérer comme les autres et avoir les mêmes réflexes de bon sens que les autres. Le coronavirus est là et ce n’est pas la politique de l’autruche de quelques obscurantistes qui le fera disparaître. Quand ils sortiront la tête du sable, la maladie sera encore là et aurait fait des ravages si l’Etat n’avait pas pris ses responsabilités en jouant au pari fou qu’ils proposaient.
Le temps que l’Etat a mis pour prendre des mesures et les annoncer est aussi un particularisme sénégalais. Un autre particularisme de l’islam au Sénégal. Les religieux au Sénégal n’ont jamais voulu le pouvoir politique en tant que religieux, ou même cherché à concurrencer le pouvoir politique. Ce sont les hommes politiques qui, par électoralisme politicien, font croire aux marabouts qu’il n’y a pas de pouvoir légitime sans leur onction. Les religieux ont fini par en être convaincus et les politiques, à force de faire semblant, ont fini eux aussi par en être convaincus ; d’où ce sentiment que même si nous ne sommes pas en Iran, que les religieux sont au-dessus des institutions, alors que l’histoire de l’islam prône dans les faits et la théorie le contraire. Il a fallu le coronavirus pour que les choses reviennent à la normale entre les religieux et les politiques et ce sont les religieux qui ont rappelé le bon sens en déclarant qu’ils attendent une décision du pouvoir politique, comme cela se ferait dans toute terre d’islam, ainsi que le rappelle Abu Hamid Mohamed Al Ghazali (1058–1111) qui écrit dans son célèbre livre Nasihat al muluk (Conseils aux rois) : «Dieu a choisi et a élu deux sortes de personnes : les prophètes et les rois. Les premiers ont pour mission de diriger les hommes vers Dieu et les seconds d’établir la sécurité qui est vitale, car laissé à lui-même, l’homme est capable de tout.» Et chez Ghazali, il n’y a pas de querelle d’allégeances comme chez Saint Augustin, car la primauté de l’Etat est manifeste. Donc chez Ghazali, le glaive de César prime. Ibn Muqafa, un autre grand penseur de l’islam, défend la même idée dans son livre Al kitab al kharey, le fameux classique, Bible des Perses sassanides et proclame : «Le pouvoir et la religion sont des frères jumeaux, mais le pouvoir protège la religion.» La religion ne peut pas se pratiquer normalement s’il n’y pas de paix civile ou la sécurité ou la santé des populations, qui sont les missions principales de l’Etat. C’est pourquoi aussi à la Mecque, à Médine, qu’à Fez ou à Jérusalem, la main de l’Etat n’a pas tremblé pour affirmer son autorité devant les imams et les oulémas.