Ngouda Fall Kane, président de l’Alliance contre le crime organisé en Afrique (Acca), présente, ce samedi, son ouvrage intitulé : «Criminalité financière en Afrique et moyens de lutte : l’exemple du Sénégal.» A travers une démarche à la fois pédagogique et critique, l’ancien président de la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) «s’ingénie à expliquer, d’une part, la phénoménologie de la petite et méga criminalité financière (y compris les infractions qui leur sont connexes) et, d’autre part, à l’inventorier et analyser les moyens et instruments de lutte définis et mis en œuvre par nos Etats, les organismes internationaux, régionaux et sous régionaux, sous l’angle de leur adaptabilité, pertinence et efficacité». Enfin, «dans une démarche qui se veut prospective, l’auteur s’appuyant sur l’expérience vécue et les typologies rencontrées en matière de corruption, blanchiment de capitaux, etc, s’est évertué à proposer une batterie de mesures susceptibles de contribuer à améliorer le système national de lutte contre la dimension économique et financière du crime organisé». Comme l’a souligné le préfacier, M. Kane a longuement touché du doigt ces plaies financières qui font tant souffrir les économies africaine et sénégalaise.EXTRAITS DU LIVRE
(…) Les marchés de gré à gré ou par entente directe, même s’ils sont autorisés et encadrés par les textes relatifs aux marchés publics, mènent souvent à des pratiques de corruption facilitées par l’interprétation qu’on peut faire de ces textes. Dans nos pays, on a tendance à restreindre les marchés de gré à gré à une catégorie spécifique de dépenses, particulièrement celles liées à la sécurité de l’Etat, à des exigences de souveraineté, à l’existence de calamités naturelles qui nécessitent certaines urgences dans les procédures, etc.
La réalité est tout autre ; les marchés par entente directe, malgré tous les verrous qui sont posés, sont devenus la procédure privilégiée d’exécution des marchés publics, dans la plupart de nos pays. Soustraite de la règle de l‘exception, une telle procédure laisse ainsi libre cours à des pratiques de corruption, souvent incontrôlables.
D’autres pratiques, en violation flagrante des textes en vigueur, ont permis de contourner l’obligation de passer un marché public. On peut citer à ce propos, le fractionnement qui consiste à saucissonner le montant du marché à des montants en dessous du seuil exigé, pour passer un marché public ou procéder au transfert de la compétence d’exécution d’une dépense publique qui aurait pu être exécutée par l’Etat à une personne morale de droit privé ou tout simplement à une personne physique.
Ce fut le cas au Sénégal, en 2010, avec l’organisation financière du Festival mondial des Arts nègres (Fesman) transférée à une
personne physique, notoirement identifiée proche du pouvoir de l’époque, Directeur général d’un réceptif hôtelier à Dakar. Cette personne a reçu des dizaines de milliards de francs Cfa, domiciliés dans ses propres comptes, et exécutait les dépenses qui lui sont demandées par l’autorité, sans passer des marchés et sans contrôle. Ce qui lui a permis de verser, à sa guise, d’importantes rétro-commissions aux proches du pouvoir, aux autorités politiques, et à se servir lui-même en versant des fonds faramineux dans des comptes offshores ouverts à son nom.
Dans le même ordre d’idées, il a été relevé, en 2012, le transfert illégal, par l’ancien régime sous le regard, pour le moins complice, du ministre en charge des Finances de l’époque, de la compétence de perception de ressources publiques en dehors du réseau des comptables publics à l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (Artp). Il s’agit des ressources issues des appels entrants internationaux (décret 2012-104 du 18 janvier 2012). Cette démarche avait été précédée d’une manipulation, pour le moins surprenante, du Code des marchés publics en 2011, dans le but d’y soustraire les dépenses liées à l’assistance pour la supervision du trafic international entrant.
Toute cette gymnastique juridico-financière avait pour finalité de mettre les sommes perçues au titre de ces appels à la disposition d’un ancien «pointeur» devenu, sous l’ère Wade, un richissime «homme d’affaires», pour l’acquisition notamment de deux immeubles (hors comptabilité du notaire) au profit de l‘Artp en vue d’abriter son siège.
Ainsi, 8,2 milliards de francs Cfa, soit plus de 12 millions d’euros, ont été versés à «l’homme d’affaires» par les initiateurs de cette démarche criminelle. Au moment de l’acquisition de ces immeubles, l’Artp disposait, déjà, d’un immeuble pour son siège, acquis auprès d’une société d’assurances.
Ce comportement corruptif a atteint son summum lorsque l’ancien chef de l’Exécutif a autorisé l’acquisition (hors comptabilité du notaire) de 40 immeubles dits «immeubles Vip», non encore construits, auprès de l’homme d’affaires pour un montant de 10 milliards de francs Cfa dans son projet immobilier prévu sur un terrain initialement affecté à l’aéroport Léopold Sédar, donc appartenant à l’Etat.
A ce jour, les constructions sont inachevées et les villas acquises par l’Etat n’ont pas encore été réceptionnées.
Qu’est-ce qui a été fait pour récupérer ces avoirs et biens mal acquis ? Quelle est la suite judiciaire réservée à la plainte de l’Artp contre cet homme d’affaires en 2012.
L‘autre démarche, relevant de la délinquance juridico-financière qui heurte encore aujourd’hui la conscience des Sénégalais, concerne les modalités de réalisation du Monument de la renaissance du Président Abdoulaye Wade. Il s’est agi, pour celui-ci, de s’appuyer sur une interprétation biaisée de la procédure juridique de la «dation en paiement» qui, faut-il le rappeler, consiste à payer une dette par un autre bien ou un autre service différent de celui de la dette, pour octroyer à un homme d’affaires présumé milliardaire (qui avant la première alternance politique de 2000 faisait la queue auprès des services du trésor pour obtenir un moratoire sur sa dette fiscale), jusque-là inconnu des Sénégalais, en violation de la législation domaniale du Code des marchés publics, cinquante-six (56) hectares dans la zone des Mamelles, en contrepartie de l’édification du Monument de la Renaissance dont le coût global serait compris entre douze (12) et vingt (20) milliards de francs Cfa. Aucun acte ou document administratif n’a été retracé dans les opérations administratives et comptables de l’Etat.
Le comble de la démesure aura été pour le président de la République de donner des instructions à l’Ipres et la Caisse de sécurité sociale (structures de retraite et d’assurance sociale) d’acquérir, auprès de l’homme d’affaires, respectivement, 184 000 m2 pour 27,6 milliards de francs Cfa et 14 310 m2 pour 2,4 milliards de francs Cfa qui résulteraient de cette opération. L’homme d’affaires garderait, ainsi, par-devers lui, 35 hectares. Les rétro-commissions à verser à l’autorité proviendraient du gain financier d’au moins dix milliards sur la construction du monument et de la revente, sans preuve formelle, des 35 hectares restants.
Les nouvelles autorités auraient dû dénoncer ce faux «marché» au nom des intérêts du Sénégal. Malheureusement, les pratiques mafieuses dans la gestion du foncier perdurent avec la complicité de responsables politiques, de hauts fonctionnaires de l’Administration centrale et territoriale corrompus.
Cet homme d’affaires, milliardaire, créé de toute pièce par le Président Abdoulaye Wade, en plus de ses affaires qui prospèrent, s’est aujourd’hui métamorphosé en véritable «mandarin religieux». La quête d’une protection, de sa part, n’échappe pas à la perspicacité du commun des Sénégalais.
Une autre affaire, que les véritables tenants de la gouvernance vertueuse n’arrivent toujours pas à digérer, est celle qui a consisté, pour les autorités sénégalaises, d’indemniser, en mai 2015, à hauteur de douze milliards de francs Cfa, soit plus de 18 millions d’euros, l’homme d’affaires ivoirien, Adama Bictogo, directeur de la société Sndai, bénéficiaire, en 2012, d’une concession pour la production des visas biométriques d’entrée au Sénégal, contrat que l’Etat a rompu unilatéralement, en 2015, pour des préoccupations de politique touristique, alors qu’à cette date la société n’ avait pas investi plus de trois milliards de francs Cfa, soit plus de 4 millions d’euros. Cette situation, fortement décriée par les Sénégalais et la Société civile est à l’origine de soupçons persistants de rétro-commissions à certaines autorités ambiantes.
A noter que le même homme d’affaires, à travers une autre société dénommée Marylis Btp, a été écarté par l’Etat du Sénégal, sur instruction du Président Macky Sall en décembre 2019, du marché de construction de l’université Amadou Mactar Mbow de Diamniadio qu’il devrait livrer depuis 2017, et qu’il n’a exécuté qu’à hauteur de 20%, alors que trente milliards de francs Cfa (45 millions d’euros) lui ont déjà été versés sur un marché arrêté à hauteur de soixante milliards de francs Cfa (91 millions d’euros). II s’agit là d’une démarche très surprenante. Monsieur Bictogo aurait dû être poursuivi en justice. Pourquoi cela n’a pas été fait ?
D’autres faits à forts relents «corruptifs» sont souvent dénoncés, parmi lesquels la rénovation du building administratif (siège du gouvernement), attribué à un «vendeur de carreaux», pour 17 milliards au départ, finalement livré à presque 40 milliards de francs Cfa, suite à des avenants. De forts soupçons de corruption et de détournement de deniers publics sont encore persistants dans ce dossier, même s’ils sont difficiles à retracer.
Le Sénégal n’a jamais connu, avec ces affaires, autant de gabegie, de dilapidation entretenue par des responsables politico-administratifs qui se sont relayés, quant à une gestion des biens et des fonds de l’Etat flambés dans une mare de corruption.
Certes, Ce n’est pas qu‘au Sénégal et en Afrique que règne le ciel brumeux de la corruption. Mars-avril 2016, l’actualité mondiale est surplombée par des scandales liés à la corruption, à l’argent sale, à des mouvements de fonds suspects, dont les déflagrations ont enfumé quelques sommités africaines et sénégalaises (…)
Secteur de la Pêche
La plupart des Etats africains côtiers, disposant de ressources halieutiques considérables, ont passé des accords de pêche soit avec l’Union européenne, soit avec certains pays développés pris individuellement, les pays de l’Est notamment, et cela, pour des préoccupations d’ordre budgétaire. (…)
II arrive dans nos pays que les autorités en charge de l’Economie maritime accordent à certains de ces pays des autorisations de pêche à forts soupçons de corruption, parce que violant, de façon extrêmement grave, les législations nationales en vigueur.
C’est ainsi qu’au Sénégal en 2011, l’autorité chargée de la gestion de l’Economie maritime, malgré l’opposition du Premier ministre de l’époque, a, sous l’aval de la plus haute Autorité du pays, signé une vingtaine de protocoles autorisant des bateaux battant pavillons russe, lituanien, géorgien, à pêcher dans les eaux sénégalaises plus de 6000 tonnes espèces pélagiques pour une durée n’excédant pas une année, en contrepartie du versement au Trésor public de la modique somme de 35 dollars Us la tonne (19 250 francs Cfa au taux moyen de 1$=550 francs Cfa).
Les informations recueillies auprès des services concernés et des acteurs du secteur, font état d’une proposition faite à l’Autorité de 100 dollars Us la tonne soit 55 000 francs Cfa (au taux de 1 $= 550 francs Cfa).
Le différentiel représenterait, pour ainsi dire, la rétro commission versée par les Russes à l’autorité concernée.
Cette situation est d’autant plus grave qu’à la même période, le kilogramme de poisson des espèces pêchées par les bateaux russes valait entre 400 et 500 francs Cfa le kg sur le marché sénégalais (400 000 à 500 000 francs Cfa la tonne, c’est-à-dire 727 à 910 $ Us au taux fixe de 550 francs Cfa le $).
Les rétro-commissions encaissées ont permis de financer, en partie, le parti au pouvoir, et, pour l’Autorité ministérielle doublée d’une autorité politique, de maintenir sa position au sein de l’appareil dirigeant du parti et de l’Etat, mais également de financer sa base politique.
Concernant toujours le Sénégal, depuis 2017, de forts soupçons de corruption planent sur le secteur de la pêche avec des licences de pêche qui seraient délivrées à des bateaux chinois, sans accords de pêche entre notre pays et la Chine, et pour des produits ne figurant pas dans le Code de la pêche. Le mode opératoire, selon les acteurs de la pêche, a été de «Sénégalaiser» les bateaux de pêche chinois avec des prête-noms, en permettant à ces Chinois de créer des sociétés de droit sénégalais, dont ils détiendraient 41 % du capital, ce qui varie entre 500 mille francs Cfa et 2 millions de francs Cfa (environ 3600 dollars au taux de 1 dollar = 550 francs Cfa). Ces sociétés acquièrent des bateaux de pêche dont la valeur unitaire serait de 5 milliards de francs Cfa (10 millions de dollars Us) (….)
Secteur minier
C’est une lapalissade : l’Afrique regorge de richesses naturelles, notamment minières. Elle recèle d’un tiers des réserves mondiales de minerais. Le secteur minier africain est néanmoins traversé par de graves pratiques corruptogènes et de détournements de fonds, orchestrés par les plus hautes autorités des pays concernés, au détriment de la majorité des populations condamnée à une paupérisation injustifiée.
La stratégie criminelle s’appuie sur les lourdeurs des procédures administratives, sur l’absence de contrôle des entreprises extractives, mais également et surtout, sur la boulimie financière, à la limite pathologique de nos dirigeants. (…)
(…) Le Sénégal, qui n’est pas encore producteur, ni de pétrole ni de gaz, est déjà empêtré dans une situation émaillée de soupçons de corruption et de concussion, qui font penser, déjà, à la malédiction de l’or noir dans notre pays. (…)
Le secteur de l’électricité
En Afrique, le risque de corruption dans le secteur de l’électricité est fortement présent. Il se manifeste sous plusieurs formes, notamment par le biais de rétro-commissions et de dessous-de-table, de manipulation frauduleuse de la comptabilité, de falsification des données financières et comptables, de favoritisme dans la passation des marchés publics (…) et de détournement de fonds.
A titre d’exemple, on pourrait citer le Sénégal, où un Directeur général de la Société nationale d’électricité, devenu par la suite ministre de l’Energie, a fait venir un ancien chef d’entreprise en difficulté, à qui il a offert des marchés de gré à gré de 2003 à 2010, lui permettant ainsi de réaliser un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards de francs Cfa (30 millions d’euros).
La stratégie criminelle de cet entrepreneur a été le non-respect de ses engagements contractuels et les faveurs qui lui sont exceptionnellement accordées par le Directeur général en place (Homme influent du système politique de l’époque), notamment un seuil de tolérance de 20% pour les livraisons de matériels faites à la Senelec, le versement d’intérêts pour de supposés financements trouvés par l’entrepreneur au profit de la Société d’électricité, du reste, non encore mobilisés. (…)
La contrepartie de cette pratique criminelle a été le versement de rétro-commissions extrêmement importantes et en espèces, à l’ensemble de la chaine de décisions de l’entreprise, dont le Dg, devenu ministre de tutelle (…)
Un autre Directeur général de la même société d’électricité, qui a été promu par la suite ministre en charge de l’Energie, a favorisé en 2019 un montage juridico-financier suspect qui a abouti à la création d’une société anonyme Akilee, qu’il présentait comme une filiale de la société d’électricité, avec un capital de 882,4 millions de francs Cfa (environ 1 300 000 euros).
Par la suite, il est apparu que la société d’électricité ne détient que 34% des actions et les autres actionnaires demeurent inconnus. Le Conseil d’administration de Akilee est présidé par le directeur des Etudes générales de la société d’électricité avec un autre administrateur, un certain Bruno Legendre, Directeur général de la société Thd, agronome de formation, dont la société est spécialisée dans l’agroalimentaire, les cosmétiques, les produits de luxe et, de façon récente, dans l’énergie, l’eau, le gaz, le nucléaire et ce, à partir d’un accord de représentation avec Solea, filiale de Strea groupe France, qui est dans l’énergie propre. La société Akilee intervient dans la fourniture de services énergétiques (stratégie de comptage). Elle a ainsi signé, en 2019 avec la société d’électricité, un contrat de 187,2 milliards de francs Cfa sur 10 ans, soupçonné d’être fortement corruptogène, parce que sans appel d’offres et sans respect des autres dispositions du Code des marchés publics, contrat signé en pleine campagne électorale. A travers ce contrat, la société d’électricité confie, sur une période de 10 ans, la stratégie de comptage et la mise en place de compteurs dits intelligents, activités que les compétences internes de la société d’électricité peuvent assumer. Ce contrat est, aujourd’hui, fortement dénoncé à l’interne par la Société civile et les politiques, au point de susciter l’ire de l’autorité supérieure de l’Etat et l’enclenchement d’une procédure d’annulation. Ce qui, à notre avis, devrait être suivi d’un audit global et sérieux de cette société d’électricité, ce qui pourrait faire ressortir d’autres irrégularités liées à la corruption et au détournement de deniers publics. Tous ces comportements criminels, dont la finalité est d’écarter ou de détourner des fonds extrêmement importants des circuits financiers et économiques légaux, ont des conséquences néfastes considérables sur la croissance et le développement des économies africaines.