Quand le soleil et sa franchise de 10 heures illuminaient la maison, Bintu était déjà à la tâche. Elle balayait la demeure, remplissait les jarres, remettait de l’ordre, triait le linge, finissait la vaisselle et arrosait les petites fleurs. La matinée émergeait progressivement du silence de l’aube. Les rayons lumineux, filtrés par le manguier et le pamplemoussier qui ornaient la cour, dessinaient au crayon de leur ombre, un damier sur le sol. Une matinée comme une autre, distillée par le cours des jours, qui promettait, dans ce petit quartier paisible de Ziguinchor, de devenir, tour à tour, calme, bruyante, brûlante, jusqu’à l’assoupissement du midi. Bintu savait savourer ces moments, où la maison vidangée de ses écoliers, et de ses hommes partis travailler, berçait le réveil des femmes. Petite armée complice, faite de domestiques et de femmes au foyer, la ligne de la hiérarchie y disparaissait, pour la communion. Bintu savait qu’elle était chanceuse. Les maisons, à cette heure, appartiennent aux femmes, gardiennes de la citadelle du jour. Bintu en était l’éminente ouvrière, cœur à l’ouvrage, toujours gaie, serviable, attentive. Après son labeur, elle paressait sur une chaise pliante en bois de rotin. Elle y entendait des chants d’oiseaux disputer la clameur à la radio, où alternaient bulletins d’infos et chansons populaires. Elle partait ensuite au marché pour préparer le repas du jour. Elle était comme ça sa vie, à Bintu, un jet monocorde. La routine, dans l’ombre du désœuvrement, devenait cet intervalle de vie entre un bonheur et un malheur. Une forme de poésie de l’existence qui se suffisait, comme dans une écologie des mœurs, de peu, de l’essentiel, des petits riens.
Mais Bintu est morte monsieur. Bintu est morte. Un coup de fil m’a annoncé la nouvelle.
Elle avait 30 ans. Un sourire de fête : timide, en lui dessinant une fossette malicieuse ; éclatant, en brillant entre ses dents de bonheur. Ses cheveux, ramassés en natte lui chatouillaient les épaules affirmées. Forte et cambrée, elle ne quittait jamais son pagne, son petit haut blanc à motif trempé de sueur. D’un visage ingrat, elle était versée dans la banalité de la demeure. Au rang de bonne, à son rang, hors des intérêts sauf les plus lubriques. Elle s’était liée avec quelques autres domestiques et filles de la grande maison, et leurs discussions roulaient sur leurs désirs inavouables, les derniers tissus à la mode et principalement les séries de télévision dont les intrigues nouées autour de l’amour, étaient le seul horizon de leur rêve. Elle désirait en silence, dans l’interdit de son rang de proclamer ses envies. Elle les taisait à force, et avait à la longue développé ce surplus de gentillesse, d’obéissance par lequel les femmes très souvent renoncent à leur indépendance pour négocier la paix de leur condition. Et puis, ici, elle avait tout. Elle mangeait bien. Dormait. Vaquait. Rigolait. Epousait des yeux ces beaux garçons de la télévision qui régulaient l’effusion de ses hormones de 30 ans. Rien qu’elle n’échangerait avec sa vie précédente au village, où les jours filaient directement dans la nuit peuplant d’oisiveté le temps, et ôtant tous les rêves. D’ailleurs ne regrettait-elle pas ces moments, qu’elle avait désormais envie de vomir. Ces cercueils sur cycle, elle voulait en échapper. Et Ziguinchor offrait un horizon parfumé.
Mais Bintu est morte. Au seuil de sa trentième année. A l’hôpital, les médecins, à force, ont la compassion machinale. Ils avaient l’habitude de remettre les corps aux familles, peu bavards sur les raisons des décès, mais cette fois, le docteur, la figure délavée par le chagrin et la douleur, a marqué un temps, un long silence pesant. Au bout du sanglot, il a remis à la famille de Bintu trois corps, deux morts. Un en vie. Le temps du deuil était arrivé. Notre Bintu était morte. Notre amie d’enfance. Des jeux. Des courses sous la pluie. Des soirées le 31 décembre. Bintu était morte, pas seule.
Bintu qui avait pris goût à la ville, commençait à avoir les yeux pétris d’étoiles. Les filles de la maison commençaient toutes à se marier. On leur offrait des fêtes majestueuses. Bintu rêvait de ce destin de princesse à petites bourses. Elle était aux premières loges des préparatifs et attendait religieusement son heure. A partir de 25 ans, l’horloge du mariage, comme un puissant vacarme, alarmant et culpabilisateur, tinte effroyablement aux oreilles des femmes. On les presse. Les accule. Les accable. Le mari, trésor et brevet d’honneur de la destinée de femme, comme une odeur qui nargue, piquait leurs narines. Les mamans, la société, les dires, les ragots, moquaient les retardataires, finissant par en faire des exclues. Bintu patientait et aspirait puissamment à vivre.
Mais c’est au village que les tractations eurent lieu. Bintu y avait un prétendant. Elle avait un rêve mais pas celui-là. Le délai de péremption féminine arrivant, la famille l’obligeant, elle consentit à épouser un homme qu’elle n’aimait pas. Toutes les textures du rêve prirent tour à tour le goût d’euphorie, d’amertume et de cendres. Le rêve minuscule qui tenait sa vie en éveil succomba, elle ne voulait plus rien. Elle ne vivait plus sa vie. Bintu s’en retourna au village. Baignant dans ses larmes, le confort rudimentaire d’une vie aux champs. Quelques mois après un mariage sans faste, loin de ce qu’elle voulait, elle tomba enceinte. Sa santé vacilla. Elle maigrit. Les complications la convièrent en ville. Elle attendait des jumeaux. Nulle visite de contrôle, elle souffrit atrocement les derniers mois. Elle accoucha dans une douleur qui fit sangloter la sage-femme. Elle mourut ainsi. Un de ses jumeaux aussi. Il ne resta qu’un garçon dont le cri domina tous les autres à la naissance. Les sanglots entremêlés, comme dans un rituel d’élégance, firent silence pour escorter l’ode à la vie du bébé. A bout de souffle. Trois anges. L’élu et les sacrifiées.
Bintu est morte, monsieur. La mort, monsieur, c’est renoncer à son rêve.
* poursuite des 15 nuits, de Un Dieu et des Mœurs, du même auteur, 2015, Présence Africaine