Nuremberg et dialogue de sourds

«Traduction d’ex-ministres devant la Hcj : Mise en accusation reçue 5 sur 5.» Ce titre du journal Le Quotidien traduit fidèlement ce qui s’est passé ce jeudi 8 mai 2025 à l’Assemblée nationale. En effet, cinq anciens ministres, et non des moindres, vont défiler devant la Haute cour de justice sur ordre du Parlement qui a agi en vrai procureur de la République, et de façon inquisitoire. Il s’agit de Ismaïla Madior Fall, Moustapha Diop, Amadou Mansour Faye, Aïssatou Sophie Gladima et Salimata Diop, plus connue sous le nom de Ndèye Saly Diop Dieng.
La Haute cour de justice reprend ainsi du service après 1963 et 2005. Pour la première fois, il s’agissait de juger l’ancien président du Conseil du gouvernement, Mamadou Dia, et quatre de ses co-inculpés : Ibrahima Sarr, Valdodio Ndiaye, Joseph Mbaye et Alioune Tall, respectivement anciens ministres de l’Intérieur, des Finances, du Commerce et de l’Information. Ils étaient accusés de tentative de coup d’Etat lors des évènements du 17 décembre 1962. La seconde fois, en 2005, la Haute cour devait se pencher sur les cas Idrissa Seck et Salif Ba, respectivement ancien Premier ministre et ancien ministre de la Construction, accusés de malversations liées aux «Chantiers de Thiès». Cependant, ces dossiers n’ont pas dépassé l’étape de l’instruction ; le «Protocole de Rebeuss» entre Wade et Idrissa Seck étant passé par là.
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Pour les députés de la majorité, les mis en cause sont tous coupables
Pour cette troisième fois, les projets de résolution portant leur mise en accusation reprochent aux mis en cause de graves manquements dans l’exercice de leurs fonctions, dans le cadre de l’affaire des fonds Covid-19. Ce, à l’exception de l’ancien ministre de la Justice, Garde des sceaux, cité dans une autre affaire. Ismaïla Madior Fall devra répondre des faits d’association de malfaiteurs, de corruption, de tentative d’extorsion de fonds, de concussion, de prise illégale d’intérêts, d’escroquerie, de blanchiment de capitaux et de complicité de ces chefs portant sur 50 millions F Cfa, à la suite d’une accusation du promoteur Cheikh Guèye, gérant de la société Technologie Consulting Service (Tcs). Amadou Mansour Faye, ancien ministre du Développement communautaire et de l’équité sociale et territoriale, est appelé à se justifier sur les accusations d’association de malfaiteurs, de concussion, de corruption, de prise illégale d’intérêts, de faux et usage de faux en écritures privées de commerce ou de banque, de détournement de deniers publics, d’escroquerie portant sur des deniers publics, de blanchiment de capitaux et complicité de ces chefs. Il lui est reproché un préjudice évalué provisoirement à la somme de 2, 7 milliards de francs Cfa.
Quant à Moustapha Diop, ancien ministre du Développement industriel et des Pme, c’est pour une somme de 930 millions de francs Cfa qu’il est accusé lui aussi d’association de malfaiteurs, de concussion, de corruption, de prise illégale d’intérêts, de faux et usage de faux en écritures privées de commerce ou de banque, de détournement de deniers publics, d’escroquerie portant sur des deniers publics, de blanchiment de capitaux et complicité de ces chefs. Les mêmes chefs d’inculpation sont portées contre l’ancienne ministre des Mines et de la géologie, Aïssatou Sophie Gladima, pour un préjudice évalué provisoirement à la somme de 193 millions de francs Cfa. De même que Ndèye Saly Diop Dieng, l’ancienne ministre de la Femme, de la famille, du genre et de la protection des enfants, pour un montant de 52 millions de francs Cfa.
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La lecture des actes d’accusation et les débats ne laissent aucun doute : pour les députés de la majorité, la présomption d’innocence n’existe pas et les mis en cause sont tous coupables. Le député Cheikh Thioro Mbacké le dira du haut de la tribune parlementaire : «Ismaïla Madior Fall et Antoine Diome ne devraient même pas passer par la cage enquête. Il devraient être immédiatement arrêtés et jetés en prison pour que le Sénégal ait la paix.» Ce qui fera exprimer de vives inquiétudes quant au respect des procédures judiciaires et des droits de la défense à l’ancien parlementaire Théodore Monteil. «J’ai eu l’impression de voir des députés qui caractérisaient des gens, qui portaient déjà des jugements, mais qui, dans le même temps, cherchaient à justifier leur position», a-t-il déclaré lors d’une intervention télévisée sur la Tfm. En effet, la démarche tendancieuse et inquisitoire de l’Assemblée nationale est sans équivoque, allant, sur le cas Mansour Faye par exemple, jusqu’à accuser insidieusement et de façon à peine voilée, son ex-Dage de s’être enrichi en biens immobiliers avec l’argent qui serait détourné des fonds. «Dans le but de mieux cerner le patrimoine du Sieur Aliou Sow, des réquisitions ont été adressées aux différentes institutions de la place. Les résultats faisaient apparaitre l’acquisition de divers biens immobiliers par ce dernier», accuse le rapporteur de la Commission des lois. Or, il ressort de nos investigations que Aliou Sow, administrateur civil de son état et fonctionnaire depuis… 2001, a fait sa dernière acquisition en… 2012, a commencé à construire grâce à ses économies et ses prêts à partir de 2017 pour achever en 2020. Il est voisin, à Mermoz, de Bassirou Diomaye Faye, son cadet de 10 ans dans l’Administration. «Si Diomaye, qui est sorti de l’Ena des années après lui, peut avoir une maison à Mermoz, pourquoi pas Aliou ? Et quand il construisait, il n’y avait même pas de ministère du Développement communautaire», disent ses proches, outrés.
Pastef règle ses comptes en se servant de la Justice
C’est dire que la chasse aux sorcières a commencé. Mieux, ça sent le règlement de comptes. Le verdict est-il connu avant même la traduction des mis en cause devant la Haute cour de justice ? L’on pourrait répondre par l’affirmative à la lumière des propos de Ousmane Camara, ancien procureur de ladite Cour, lors du procès de Mamadou Dia. «Je sais que la Haute cour de justice, par essence et par sa composition, a déjà prononcé la sentence avant même l’ouverture du procès. La participation de magistrats que sont le président, le juge d’instruction et le Procureur général, ne sert qu’à couvrir du manteau de la légalité une exécution sommaire déjà programmée», dit le magistrat dans son ouvrage «Mémoires d’un juge africain» (2010, p.133-134). Ce pouvoir peut mettre tous les anciens ministres du gouvernement de Macky Sall et toutes la famille de l’ancien Président en prison, ce n’est pas cela qui donnera à manger ou à boire aux Sénégalais. Pendant que tous les autres pays du monde essaient de trouver des solutions économiques pour leurs citoyens, Pastef règle ses comptes en se servant de la Justice.
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Ce procès de Nuremberg à la sauce sénégalaise, pour ne pas dire une justice des vainqueurs, peut-il compromettre le «dialogue national» convoqué par le Président Diomaye Faye pour la fin du mois ? «Quand vous appelez vos adversaires politiques à une concertation et qu’en même temps, ils sont sous le coup de la loi, en matière de politique, ce n’est pas la vérité qui compte, c’est l’opinion», analyse l’ancien parlementaire Théodore Monteil.
Contradiction manifeste entre Diomaye et Sonko
D’ailleurs, pourquoi appeler au dialogue quand tu as fini de gagner au premier tour de la Présidentielle, et raflé 130 sur 165 sièges lors des Législatives suivantes ? Pourquoi appeler au dialogue quand les institutions fonctionnent normalement et que le pays n’est pas en crise politique ni institutionnelle ? Le Premier ministre Ousmane Sonko semble d’ailleurs s’interroger dans ce sens lors du lancement de la phase 2 du Projet d’appui et de valorisation des initiatives entrepreneuriales des femmes et des jeunes (Pavie). «Notre pays n’a pas de problème politique. Il n’y en aura pas. Nous avons tourné la page de la politique politicienne. Nous avons des institutions solides, où les règles sont appliquées sans distinction. Qu’on s’appelle Président Diomaye ou Sonko, pouvoir comme opposition. Nous avons l’un des systèmes politiques les plus puissants et les plus stables. Lorsque viendra le temps des élections, nous allons les organiser en toute transparence et le Peuple fera son choix. C’est vous dire que nous n’avons pas de problème politique. Notre pays n’a pas de problèmes sociétaux, nous n’avons pas de tiraillements d’ordre religieux, régional, ethnique… Notre pays a un seul problème, un seul défi à relever, ce que nous n’avons pas su faire depuis 65 ans : c’est le défi économique», a martelé le chef du gouvernement.
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Nous avons toujours soutenu que le dialogue politique est une perte de temps et que le Sénégal a un problème économique. Notons tout de même une contradiction manifeste entre le président de la République et le Premier ministre, qui soulève un problème de cohérence communicationnelle. Comment justifier un dialogue inclusif si l’un des principaux acteurs de l’Exécutif nie l’existence de tout différend politique ? Comment d’ailleurs dialoguer avec une opposition qu’on traite de «résidus» ? «Le Président Diomaye veut dialoguer pour régler les problèmes politiques. Le Premier ministre Sonko affirme qu’il n’y en a pas. Il devient évident que, dans l’immédiat, le seul dialogue nécessaire est celui qui doit se tenir entre les deux», a réagi Thierno Alassane Sall sur son compte X.
Il est en effet évident que l’incohérence entre l’appel au dialogue du chef de l’Etat et la négation pure et simple par le Premier ministre des différends politiques met en péril la recherche d’un consensus national. Thierno Bocoum, parlant de «cafouillages», s’interroge : «Pendant qu’on prépare un dialogue sur le système politique, le Premier ministre affirme que «le pays n’a pas de problème politique» et que «le système est l’un des plus solides». Pourtant, leur propre programme parlait d’une «crise sans précédent des institutions».»
Il reste que nous sommes dans la manœuvre politicienne consistant à convoquer un dialogue pour mieux valider des décisions préalablement arrêtées, tout en feignant d’arbitrer des désaccords. Le Sénégal a déjà vécu la mascarade des «Assises de la Justice» qui ont juste permis au président de la République de se renier aussi bien sur sa sortie du Conseil supérieur de la Magistrature que sur des réformes profondes de la Justice qu’il avait pourtant inscrites dans le marbre de son programme «Diomaye Président». Ce dialogue est un emballage, un soliloque déguisé. Les urgences sont ailleurs et le Président Diomaye devrait s’évertuer à régler cette cacophonie dans la communication gouvernementale.
Par Bachir FOFANA