Orangez le monde, pas l’île de Gorée

Chaque année, du 25 novembre au 10 décembre, alors que le monde s’habille d’orange, le Sénégal découvre une fois de plus sa propre réalité : celle d’un pays où les violences faites aux femmes ne sont pas un slogan international, mais un quotidien qui frappe dans les foyers, les rues, les écoles, les écrans. La campagne mondiale «Orangez le monde» revient comme un rappel : partout, d’un pays à l’autre, les femmes vivent les mêmes violences, sous des formes parfois différentes, mais issues du même système patriarcal. Ces seize jours montrent que la douleur féminine ne connaît ni frontières ni langues. Seize jours pour dire l’indicible. Seize jours pour compter nos mortes, écouter nos survivantes, dénoncer ce que la société continue d’appeler «faits divers». Seize jours pour rappeler que la violence est un système reproduit, transmis, normalisé.
Au départ, la campagne avait un seul thème mondial, mais ces dernières années, les pays adaptent de plus en plus leur orientation selon leurs urgences nationales : certains en Afrique de l’Est se concentrent sur les féminicides, d’autres en Afrique australe sur les violences conjugales, au Maghreb sur les violences économiques et juridiques, en Amérique latine sur les disparitions et les féminicides de masse. Le Sénégal, lui, reste aligné sur le thème proposé par Onu Femmes et par le Secrétariat global : cette année, les violences numériques.
Il n’y a aucun mal à rester aligné, d’autant que la violence numérique est une réalité urgente et incontestable, mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le manque d’engagement visible du côté de nos autorités cette année, particulièrement du ministère de la Famille. Là où, les années précédentes, on sentait une participation réelle, un souffle institutionnel, une implication assumée des directions et des cellules spécialisées, nous n’avons eu droit cette fois-ci qu’à une cérémonie d’ouverture. Une cérémonie «soft», presque administrative, tenue à Gorée.
Le choix de Gorée a été présenté comme un symbole fort. Pourtant, si l’on voulait vraiment ancrer cette campagne dans une mémoire locale, il aurait été plus juste et politiquement plus cohérent de choisir des lieux liés à l’histoire des luttes féministes au Sénégal : là où des femmes ont résisté, dénoncé, organisé, et où leurs voix ont réellement façonné la société. Des espaces où la mémoire des combats féminins existe, vivante et indiscutable. Les organisateurs ont expliqué vouloir créer un lien entre les violences systémiques et la déshumanisation du passé (l’esclavage), et les nouvelles formes de domination et d’exclusion à l’ère du numérique. Une intention noble en apparence. Mais dans la réalité, quelque chose sonne faux. Car la lutte contre les violences faites aux femmes ne relève pas d’un héritage lointain, ni d’une histoire révolue : elle parle d’un présent brûlant, d’un système vivant, d’un patriarcat en exercice aujourd’hui. Les femmes ne sont pas victimes d’un passé tragique : elles subissent un présent violent.
Gorée, lieu de mémoire de l’esclavage, ne peut être mobilisée comme un symbole interchangeable pour toutes les luttes. L’esclavage est un crime racialisé, colonial, économique. Les violences faites aux femmes, elles, sont ancrées dans une structure patriarcale contemporaine, avec ses mécanismes actuels : impunité judiciaire, silence institutionnel, domination numérique, violences conjugales, féminicides. Mélanger ces symboliques peut donner l’illusion d’une profondeur historique, mais cela dilue la spécificité du combat féministe, brouille les urgences et détourne l’attention des réalités d’aujourd’hui.
Nous ne parlons pas des mêmes mécanismes, pas des mêmes corps ciblés, pas des mêmes rapports de pouvoir. Et surtout : Gorée n’a jamais été un lieu de lutte contre les violences faites aux femmes, ni un espace où la parole des survivantes a été portée, protégée ou amplifiée. Rien, dans son histoire, ne fait de cette île le symbole naturel de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes au Sénégal.
Ce choix ne révèle pas seulement un manque de cohérence : il expose une véritable absence de vision politique, un vide stratégique qui laisse transparaître plus d’hésitation que de volonté. On cherche un symbole spectaculaire pour compenser un engagement institutionnel devenu timide. Mais la lutte contre les violences ne demande pas du spectaculaire. Elle demande du courage. De la stratégie. De la volonté. Et cette année, force est de constater qu’il en manque. Car aucune cérémonie, aussi symbolique soit-elle, ne peut se substituer à une stratégie nationale solide. Aucun discours ne remplace des mécanismes de protection. Aucun panel ne compense l’absence de ressources pour les survivantes. Et surtout, aucun symbole ne peut pallier le manque de volonté politique réelle. Ces objectifs relèvent davantage d’une communication institutionnelle que d’une démarche de lutte. Ils décrivent un événement, pas un engagement.
Je ne sais même pas comment une chronique qui devait porter sur la campagne des 16 jours d’activisme finit ainsi, mais cela reflète parfaitement où en est le Sénégal aujourd’hui : les droits des femmes sont relégués au second plan, réduits à des cérémonies symboliques, pendant que sur le terrain, les violences explosent.
Nous régressons.
Et cette régression est palpable, il suffit de se rappeler qu’il y a quelques années encore, le Sénégal faisait figure de référence régionale : campagnes ambitieuses, leadership affirmé du ministère, mobilisation nationale, plaidoyers relayés jusque dans les écoles et les institutions. Aujourd’hui, ce qui semblait être des acquis commence à se fissurer. Cette année, on ne voit l’orange que dans la Société civile, dans les Ong, dans les associations, chez les militantes qui, épuisées mais déterminées, essaient de faire «tant soit peu». Pendant ce temps, le ministère censé porter ces questions semble s’effacer. Le «ministère de la Femme», devenu «ministère de la Famille», a dilué sa mission, comme si l’urgence des violences pouvait se dissoudre dans une notion vague de «famille» qui, dans notre société, signifie trop souvent protéger l’ordre social, et non protéger les femmes.
Et si quelqu’un doute encore de l’ampleur du désastre, il suffit de lire le tout dernier communiqué de la police : un cas de séquestration et viol collectif sur une femme en situation de déficience mentale, exploitée, abusée, enlevée par trois hommes qui l’ont littéralement utilisée comme un objet pendant plusieurs jours.
Voilà la réalité : ce cas n’est pas une exception isolée, mais un symptôme d’un phénomène plus large, d’un système où les violences se reproduisent avec une régularité terrifiante, et où chaque nouvelle affaire vient confirmer ce que nous savons déjà : les femmes ne sont jamais vraiment en sécurité. La violence ne se repose jamais. Alors pourquoi, face à une violence de plus en plus brutale, la réponse institutionnelle devient-elle de plus en plus timide ?
Par Fatou Warkha SAMBE

