Le Peuple de Guinée-Bissau s’est beaucoup saigné, l’arme au poing, pour se libérer du joug colonial. Il avait placé beaucoup d’espoir sur son indépendance, pour se mettre debout et faire face à son avenir avec sérénité. Mais après le départ du colon, ce doux rêve s’est rapidement mué en un effroyable cauchemar qui, malheureusement, s’étire encore de nos jours. La fleur s’est donc fanée avant de donner fruit. Pour bien comprendre la chronique instabilité politique de la Guinée-Bissau, il faut se souvenir de quelques faits historiques qui, de notre point de vue, l’ont enlisée dans un bourbier dont elle n’arrive pas à se tirer : l’itinéraire de la lutte de libération nationale de cette ancienne colonie portugaise a été marqué par un clivage doctrinal entre le Mouvement de libération de la Guinée (Mlg), ancêtre du Front de lutte pour l’indépendance nationale de la Guinée (Fling), et le Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (Paigc). Le premier avait le soutien du Président Léopold Sédar Senghor, qui prône le dialogue politique, pour conquérir la souveraineté internationale ; tandis que le second, appuyé par le Président Sékou Touré, opte pour la lutte armée, pour arriver à ses fins. Cette différence d’approche, qui trouve son fondement dans l’opposition quasi irréductible de leurs respectifs parrains, accentua les divisions au sein des deux instances. La justesse de la lutte armée et sa légitimité populaire coïncida, à Lisbonne, avec une fronde d’officiers, excédés par la politique dictatoriale du gouvernement portugais : «la Révolution des œillets», fondatrice d’un Portugal démocratique, était en marche…
L’indépendance acquise, ceux qui ont vaincu les Portugais, l’arme au poing, se sont arrogé le droit de gouverner les hommes, alors qu’ils n’y étaient pas préparés. Aucun son de cloche, hormis celui du Paigc, ne fut toléré. Des exécutions sommaires, parfois ciblées, souvent aveugles, ont fait des centaines de victimes parmi les opposants réels ou simplement supposés. Face à cette horrible chasse aux sorcières, de nombreux Bissau-Guinéens furent obligés de se terrer, sinon d’abandonner leur pays. Ce fut le triomphe de la pensée unique. Et comme le mal que l’on fait aux autres finit souvent par se retourner contre soi-même, ce système de terreur et d’exclusion se retournera contre ses auteurs, donnant lieu à d’interminables conflits au sein même du parti-Etat, pour le monopole du pouvoir, le partage des postes lucratifs et des privilèges y afférents. Tout le monde ne pouvant être servi à la fois et en même temps, il fallait bien qu’il y eût des «in» et des «out» qui, déchirés par l’impatience et par l’envie, vont passer tout leur temps à se culbuter, les uns les autres, des positions que leur apportaient, tour à tour, des «révolutions» triomphantes. Voilà l’explication des retournements de veste, des trahisons et des crises politiques, qui se sont souvent traduites par de sanglants coups et contre coups d’Etat, qui ont émaillé l’histoire post-indépendance de la Guinée-Bissau.
Après l’instauration du multipartisme et les premières élections présidentielle et législative libres et démocratiques réalisées en 1994, tout le monde pensait que cette page sombre serait définitivement tournée. La déception fut encore plus grande, particulièrement avec l’éclatement du conflit armé qui, du 07 juin 1998 au 07 mai 1999, opposa le président de la République, João Bernardo Vieira (Nino), au général Ansumane Mané, chef des Forces armées. Cette guerre absurde et fratricide a complètement fragilisé l’Etat et l’expérience du multipartisme qui n’était qu’à ses débuts. Vingt longues années ont déjà passé, mais la crise politique est toujours là, comme le prouve le récent limogeage du Premier ministre, alors que l’élection présidentielle doit se tenir, en principe, dans moins de quatre semaines. La situation du pays ne s’est donc pas améliorée, elle s’est plutôt empirée sur tous les plans : l’éducation, l’agriculture, l’élevage, la santé, la pêche, entre autres, se fragilisent chaque jour que Dieu fait ; les infrastructures routières, administratives, résidentielles, etc., dont la majorité date de l’époque coloniale, sont dans un état de délabrement plus qu’ahurissant ; les salaires des fonctionnaires ne sont pas régulièrement honorés ; la majorité des populations rurales ne comptent que sur la vente des noix de cajou, pour survivre ; aucun embryon industriel de transformation de produits locaux n’émerge, pour lutter contre le chômage et régler, d’une manière progressive, le problème de la souveraineté alimentaire. Quant aux jeunes, ils ne pensent qu’à émigrer, dans l’espoir de pouvoir donner un sens à leur vie et à celle de leurs parents. Ce qui n’est jamais gagné d’avance. Et pourtant, la Guinée-Bissau n’est pas un pays pauvre. Elle dispose d’atouts incommensurables pour son développement : un territoire aux dimensions à portée de main ; ouvert à l’océan ; arrosé et irrigué ; des terres riches, favorables à une agriculture et à un élevage substantiels ; des eaux aux ressources multiples ; un cadre aux potentialités touristiques énormes ; des sites encore vierges, pour des infrastructures profitables à des investisseurs de tous bords, un sous-sol diversement fourni et prometteur…
La Guinée-Bissau est loin d’être un pays pauvre, comme on pourrait le croire. Le malheur de ses populations est simplement dû à une absence totale d’une vision et d’une stratégie politique tournée vers l’avenir et qui consisterait à canaliser le potentiel économique de ce pays vers les secteurs productifs et à la fois générateurs d’emplois. Cette situation est également caractérisée par l’éternel conflit entre «djintis di riba» (les Hauts d’en haut), au nom de leurs intérêts partisans, pour ne pas dire crypto personnels. Les Bissau-Guinéens doivent extirper les démons de la haine, qui grouillent dans leur cœur, pour construire la paix et faire avancer leur pays vers le progrès. Il leur appartient de créer les conditions juridiques d’une gouvernance apaisée qui, soutenue par des principes de moralité sans équivoque, va leur permettre, les jeunes en particulier, de s’approprier les valeurs de la paix, de la démocratie et de la commune volonté de vivre ensemble. «Pour s’entendre», dit Lénine, «il faut d’abord savoir ce qui nous divise».
Le pouvoir est excessivement centralisé en Guinée-Bissau. Il fonctionne toujours comme sous l’ancien régime, celui du parti-Etat. C’est probablement le seul pays au monde où, bien que le multipartisme y soit instauré, les élections locales n’y ont jamais été organisées. On ne se focalise que sur des élections présidentielles et législatives, dont les carnavalesques campagnes électorales servent généralement de simple tribune, pour des discours démagogiques et émaillés de promesses des lendemains qui chantent. Au finish, c’est toujours le citoyen lambda qui paie les pots qu’il n’a pas cassés. C’est lui qui souffre.
«Un voyage de plusieurs milliers de kilomètres commence toujours par le premier pas dans la bonne direction», disait Mao. Après plus de quarante-cinq ans d’indépendance, force est de reconnaitre que les successifs gouvernants de la Guinée-Bissau se sont lourdement trompés de direction. La mauvaise gouvernance n’a pas disparu, comme le démontrent les multiples crises politiques, suivies de gouvernances de transition, qui s’apparentent à de simples moments de répit, en attendant le déclenchement d’une nouvelle tempête. Pour se hisser au rang des pays qui veulent émerger, la Guinée-Bissau doit compter sur ses ressources humaines et tendre la main au reste du monde. Les manœuvres de la politique politicienne, les haines toujours réchauffées par des discours subversifs, ne peuvent conduire à la paix, encore moins à la cohésion sociale. L’heure n’est plus aux invectives et aux tiraillements, mais à la sérénité et au travail. C’est dire qu’un large débat s’impose, pour voir comment mettre le fonctionnement des institutions de la Guinée-Bissau sur les rails d’un Etat républicain, démocratique et moderne. La stabilité politique d’un pays exige le respect de la Constitution et des lois qui en découlent. Elle exige que des élections présidentielles et législatives transparentes soient régulièrement organisées, mais elle exige également la décentralisation du pouvoir, qui se traduirait par la réalisation des élections locales, pour permettre aux citoyens, par le biais des compatriotes auxquels ils auront librement fait confiance, de prendre part aux décisions et à la résolution des problèmes de leurs différentes localités : assainissement et salubrité ; amélioration des conditions de vie dans les campagnes ; disparités régionales et inégalités sociales ; etc. Cette politique de bonne gouvernance ne peut fonctionner, qu’accompagnée d’une coopération internationale décentralisée et d’une correcte articulation administrative et budgétaire entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux, qui doivent être les vrais moteurs du développement.

José Catengul MENDES Acteur politique bissau-guinéen