L’inoubliable Amadou Hampaté Bâ -dans Amkoullel, l’enfant peul, premier tome de ses Mémoires- qualifie les administrateurs coloniaux, violents et barbares, de «dieux de la brousse». Ces intermédiaires de la violence coloniale, sélectionnés méticuleusement pour entretenir le mythe de perfection du Blanc, n’avaient pas de limite dans leur cruauté. Ils régnaient sur les indigènes comme des monarques de droit divin, comme des dieux.
Notre Premier ministre, enragé et belliqueux, veut s’ériger en dieu de la brousse des temps modernes. Chers journalistes, tenez-vous à carreau, pour ne pas «pourrir dans ses geôles». Le message est clair : certains hommes de presse, ciblés et détestés, sont à un jet de pierre de la prison. Signe de la continuité : la menace de l’incarcération.
Je me garderai d’épiloguer sur l’Armée, cette Grande Muette qui fait la fierté de notre pays. Si notre démocratie est adulée partout dans le monde, c’est en partie grâce à cette Armée si républicaine. Nous, citoyens, au moins, avons la décence et l’intelligence de ne pas nous aventurer dans les labyrinthes de cette question d’une haute sensibilité. Le Premier ministre, non. C’est notre drame.
En campagne électorale à Ziguinchor pour les Légis­la­tives, Ousmane Sonko, comme de coutume, ne s’est pas fixé de limite. Ses déclarations graveleuses sur l’Armée et sur le Général Kandé sont historiques. Nos hommes politiques, ceux qui ont un sens de l’Etat, jusqu’ici, se sont toujours gardés de telles incartades. La gravité de ses propos, malheureusement, n’a suscité l’attention de personne. Pas étonnant : c’est bleuâtre quand il déclare que c’est bleu ; noirâtre quand il pense, même contre toute raison, que c’est noir. Et ça continue. Vive l’hibernation de la raison ! Ce n’est pas celle-ci qui crée un dieu, après tout. Juste le cœur pour qu’il naisse.
Ce n’est pas du courage de s’attaquer à un homme incapable de répondre à cause du mutisme que lui impose sa fonction. Cet officier militaire de grande qualité, et il faut s’en réjouir, connaît un de ses rôles dans la République : le silence. Et pour toujours. Même quand on l’abreuve d’injures, quand on se déchaîne sur lui. Vivre dans une communauté politique, c’est aussi comprendre son rôle. Mes respects, mon Général !
Sur l’affectation du Général Souleymane Kandé en Inde, j’ai toujours défendu cette position : le président de la République, et lui seul, dispose de l’Armée ; il en est le chef suprême. S’il décide, c’est comme gravé sur du marbre. C’est tout. L’ancien maire socialiste de Dakar, Me Mamadou Diop, dans L’insti­tution militaire au Sénégal : dimensions humaine, technique et stratégique (Dakar, Clairafrique, 2012), nous dit que, au Sénégal, l’Armée repose sur deux principes fondamentaux : la neutralité politique et la subordination au pouvoir politique. Aucune velléité frondeuse n’est envisageable avec ce second principe. Le doyen Babacar Justin Ndiaye a l’habitude de dire qu’il faut être «républicain jusqu’au bout des doigts». Et le tour est joué.

Les rapports de (ou sur) l’Armée seront désormais sur la place publique
Ce qui s’est passé est d’une extrême gravité : Ousmane Sonko, pour justifier l’affectation du Général Kandé, dit avoir pris cette décision sur la base d’un rapport. Celui-ci, dit-il, révèle des comploteurs dont probablement le Général, fomentant de «saboter la tenue de l’élection présidentielle ou l’accession au pouvoir du Président Bassirou Diomaye Faye». L’existence de ce rapport est tout à fait invraisemblable. Le Premier ministre est habitué aux déclarations fantaisistes. A l’entendre parler, on a l’impression qu’il pense s’adresser à des attrape-nigauds. Mille milliards dans un compte bancaire d’un ancien dignitaire du régime sortant. Un taux de natalité vraiment incroyable en Casamance. On dirait le baby-boom européen du XIXe siècle…
Que l’existence de ce rapport soit vérifiée ou non, dans tous les cas, Ousmane Sonko devait se garder d’étaler ces informations d’une haute confidentialité sur la place publique. Tout ne se dit pas. On ne l’apprend à personne, cette leçon. Surtout quand il s’agit de l’Armée. Le populisme, fût-il vulgaire et sans tabou, a des lignes à ne pas franchir. Notre populiste, sans nul doute, n’en a pas. L’heure est grave. En route vers le gouffre.
C’est un précédent dangereux qui a été ébauché par notre exceptionnel Premier ministre. Si, dans ce pays, les contenus des rapports de (ou sur) l’Armée sont exposés sur la place publique, nous sommes réellement en danger. Mais ce n’est nullement surprenant pour ceux qui ont rationnellement suivi la trajectoire de cet homme dont rien ne rapproche de celui qui doit incarner -j’aime bien ce mot à connotation despotique, car il traduit fidèlement l’esprit de ceux qui nous gouvernent- l’Etat.

«Les récalcitrants vont pourrir en prison»
«S’ils sont courageux, qu’ils disent à nouveau ce qu’ils ont dit. Ils verront ; ils iront en prison pour y pourrir», a-t-il déclaré, en battle-dress. Une once de respect pour la Justice devait lui interdire une telle déclaration. Mais un homme qui s’est opposé par bravades judiciaires, devenu deuxième ou première tête de l’Exécutif, ne saurait être un défenseur de l’institution judiciaire. Ousmane Sonko, opposant, est le père de celui Premier ministre. «L’enfant est le père de l’homme», dira Freud.
Faut-il rappeler à cet homme que, en démocratie, ce n’est pas à un Premier ministre, aussi puissant soit-il, d’envoyer un citoyen en prison. Faut-il lui rappeler, encore une fois, le b.a.-ba du régime démocratique : la séparation des pouvoirs. L’on ne pourrait lui demander d’être le grand chantre de la Justice, ce qui est impossible ; mais qu’il la respecte au moins. C’est le minimum que l’on puisse lui demander gentiment.
Ces menaces, qui ne font que dévoiler au grand jour sa vraie nature, ne donnent de la trouille à personne. Qu’il ne s’y trompe pas. Ce serait idiot, très idiot, de sa part, de penser que les voix dissonantes, à cause de ces conjectures de son esprit revanchard, vont se taire. Mais non. Notre liberté est sacrée. Ceux qui veulent la profaner seront profanés comme des tartuffes démystifiés.
En général, tous les monstres qui torpillent les démocraties sont ses rejetons. Notre démocratie, vraiment démocratique, a accouché d’un apprenti dieu de la brousse. Mais qu’il se rappelle, s’il aime les œuvres de fiction bien sûr, du merveilleux titre de ce beau roman du regretté Ibrahima Hane : «Les dieux de la brousse ne sont pas invulnérables.» Ils sont si vulnérables d’ailleurs. C’est leur plus grande contradiction : des géants aux pieds d’argile.
Post-Scriptum : Nous avons subitement perdu l’un de nos plus brillants fonctionnaires, Mamadou Moustapha Bâ. Cet homme faisait l’unanimité. Même les opposants les plus violents et orduriers avaient du respect pour lui. Qu’il range en paix ses dossiers, ce grand Sénégalais ! Sa disparition, survenue après les accusations de falsification de chiffres du Premier ministre, nous rappelle une leçon de sagesse : n’importe quoi ne se dit pas sur n’importe qui. Mais il y a le temps pour juger toute parole. Comme j’aime ce fabuleux juge !
Baba DIENG
Etudiant en Science politique – Ugb