Ousmane Sonko : Stratège ou Saboteur ? Une dissociation politique aux risques multiples

Depuis sa nomination au poste de Premier ministre en avril 2024, Ousmane Sonko n’a jamais réellement été un chef de gouvernement ordinaire. Il est resté cet homme défiant les normes, clivant, charismatique et rugueux, forgé dans le feu du militantisme de rupture, porté par une rhétorique insurrectionnelle et une verticalité de parole que les institutions classiques absorbent difficilement. Toutefois, gouverner ne relève ni de l’agit-prop ni de la contestation permanente. C’est une entreprise de compromis, de temps long, de négociations internes et externes. Et voilà que, quinze mois après leur prise de pouvoir, une réalité plus amère semble l’avoir rattrapé : celle de l’exercice du pouvoir, bien plus complexe que les paroles d’opposant et les slogans de campagne.
Ce basculement n’est pas un simple glissement d’attitude. Il s’apparente à une manœuvre politique à part entière, dans laquelle Ousmane Sonko tente de dissocier son image de celle du gouvernement qu’il dirige, en endossant le rôle du visionnaire entravé, de l’artisan du changement saboté par les lenteurs de l’appareil étatique ou par une Présidence trop prudente. Ce faisant, il expose son propre camp à une tension de légitimité : en mettant en difficulté le Président Bassirou Diomaye Faye, son allié historique, il parvient peut-être à préserver son aura, mais il fragilise en retour la cohérence politique du pouvoir. Car dans cette dynamique, la solidarité gouvernementale devient suspecte, et l’unité du projet de rupture initial s’effrite.
Une promesse confrontée au mur du réel
«Il faut avoir une grande force pour supporter la réalité», disait Friedrich Nietzsche. Le Premier ministre l’a appris à ses dépens. Arrivé au pouvoir dans une euphorie quasi insurrectionnelle, incarnant l’espoir d’une jeunesse désœuvrée et d’une société lassée des promesses trahies, Sonko portait la rupture en bandoulière. Mais gouverner n’est pas résister : gouverner, c’est arbitrer, réformer, endosser, renoncer parfois. Rapidement, les limites institutionnelles, les pesanteurs de l’Etat, la conjoncture économique et les rapports de force régionaux et internationaux ont réduit le champ d’action du pouvoir.
Les attentes étaient immenses, et l’urgence sociale étouffante. Dans les foyers comme dans les rues, l’impatience gronde. La réalité économique n’a pas suivi le rythme de l’enthousiasme politique. L’économie nationale, encore fragile et largement dépendante de facteurs exogènes, peine à décoller. L’inflation reste élevée, les denrées de première nécessité continuent de flamber, et le chômage des jeunes, enjeu central de la campagne, n’a pas significativement reculé.
Les recrutements massifs promis dans la Fonction publique apparaissent aujourd’hui comme une illusion budgétairement irréaliste dans un contexte de discipline macroéconomique imposée, notamment par les engagements internationaux et les conditionnalités des bailleurs. L’appareil étatique, lui, reste englué dans des logiques bureaucratiques et des inerties qui freinent toute réforme profonde.
Sur le plan symbolique, la justice sociale tant promise ne se matérialise pas, ou trop timidement, aux yeux des citoyens. Les mesures fiscales, la réforme foncière, l’assainissement de la Justice, la réorientation de la Commande publique tardent à produire des effets tangibles. Ce décalage entre le rythme du changement annoncé et le rythme du changement réel érode progressivement la confiance populaire.
Les franges militantes, en particulier les jeunes activistes qui ont pris tous les risques pour faire advenir ce régime, commencent à douter. Certains se désengagent, d’autres se radicalisent dans la critique. La déception est à la hauteur de l’espérance. Et comme le soulignait Raymond Aron, «la politique est d’abord l’art de supporter la déception sans cesser d’agir». Le pouvoir, quand il repose sur un rêve sans débouché concret, s’use d’autant plus vite.
Diomaye, un pouvoir discret ; Sonko, un pouvoir absorbant
Un fait marquant s’impose dans les perceptions populaires : lorsque les populations s’interrogent, lorsqu’elles protestent, elles s’adressent à Sonko, pas à Diomaye. Ce dernier, discret, presque effacé, semble à distance du tumulte quotidien. Il incarne une figure républicaine, plus modérée, presque technocratique. Mais cette posture, qui pourrait être interprétée comme de la hauteur, devient aux yeux de nombreux militants une forme d’invisibilité.
Sonko, au contraire, est sur tous les fronts. Il parle, il critique, il mobilise et surtout, il se montre et affronte l’opposition. Cette omniprésence n’est pas anodine. Elle relève d’une stratégie de contrôle narratif et d’un effort permanent pour conserver l’initiative dans l’espace public. A travers ses discours, ses interventions médiatiques, ses apparitions symboliques, il capte l’attention, impose ses «thèmes d’actualité» comme le dit le journaliste Moustapha Diop, et construit une dissidence de l’intérieur.
Avec sa dernière sortie publique, Sonko franchit un cap. En remettant en question «l’autorité absente de l’Etat», il ne se contente pas de pointer des dysfonctionnements : il suggère que ces carences sont la conséquence d’un pouvoir présidentiel trop passif, voire neutralisant. L’attaque est subtile, mais frontale. Elle met en cause le leadership du chef de l’Etat sans jamais le nommer, en installant un double récit : celui d’un Premier ministre réformateur empêché et celui d’un Président trop préoccupé par la stabilité institutionnelle pour assumer la radicalité du projet initial.
Ce geste est politiquement inédit sous la Cinquième République sénégalaise. Ce n’est plus l’opposition traditionnelle qui remet en cause la capacité du pouvoir à agir. C’est une composante de ce pouvoir qui, tout en restant aux commandes, cherche à s’en dissocier, à s’en distinguer, voire à s’en disculper. C’est l’amorce d’un divorce rhétorique, qui vise à sauvegarder une pureté politique, en externalisant les fautes sur une autre branche de l’Exécutif. Sonko, par ce mouvement, tente de se sauver de l’usure gouvernementale en se redéfinissant comme conscience critique du régime qu’il contribue pourtant à piloter.
Une stratégie de survie politique
«L’homme politique pense à la prochaine élection ; l’homme d’Etat pense à la prochaine génération», rappelait James Freeman Clarke. En analysant les gestes récents de Sonko, force est de constater qu’il semble davantage orienté par la première perspective, dans une logique tactique de survie électorale. Confronté à une chute notable de sa popularité, en particulier auprès de cette jeunesse qui fut le socle de son ascension, il perçoit le danger : celui d’un effritement rapide de son capital politique, dans un contexte de désillusion généralisée.
La rue, naguère conquise, commence à se dérober. Les réseaux sociaux, jadis relais fervents, bruissent désormais de doute et d’ironie. Les slogans de la campagne de 2024, qui faisaient vibrer les foules, sont aujourd’hui retournés contre lui dans une rhétorique du désenchantement. Cette évolution est perçue avec acuité par Sonko, qui sait que tout recul dans l’opinion peut se traduire demain par une perte d’influence au sein même du pouvoir et du parti.
C’est dans ce contexte qu’il choisit de réorienter le débat. Mais cette réorientation n’est pas simplement défensive : elle est fondée sur une stratégie de recentrage de la colère. En se présentant non pas comme coresponsable du pouvoir en place, mais comme figure volontaire entravée, il tente une opération de dissociation : rediriger la frustration populaire vers le Président Faye. Ce faisant, il conserve intact son aura de leader radical, fidèle aux engagements révolutionnaires, tout en évacuant sur un autre le poids des renoncements structurels du pouvoir. Cette stratégie vise non seulement à préserver sa base électorale, mais à reconquérir le cœur battant de son mouvement : cette frange militante qui commence à se sentir trahie.
Le geste est audacieux. Il suppose une forme de distanciation interne qui fragilise le pacte présidentiel mais renforce, à court terme, l’image de Sonko comme garant du projet originel. En choisissant de se repositionner ainsi, il mise sur la mémoire courte des électeurs et la plasticité de l’opinion. Il tente de conserver une verticalité politique, tout en échappant aux responsabilités horizontales de la gouvernance. Mais cette démarche, si elle permet un regain de popularité immédiat, soulève une question fondamentale : jusqu’où peut-on prétendre incarner le changement tout en se dédouanant des lenteurs du changement réel ?
En se présentant comme celui qui voulait agir mais qui aurait été freiné par le chef de l’Etat, Ousmane Sonko opère une manœuvre rhétorique sophistiquée visant à déplacer le centre de gravité de la colère populaire. Il reformule la dynamique du pouvoir en une lutte interne où il se positionne comme le pôle du volontarisme, entravé par un pouvoir présidentiel excessivement modéré. Cette stratégie consiste à capitaliser sur la frustration sociale pour en rediriger la charge vers son propre binôme institutionnel, Bassirou Diomaye Faye.
En cela, il ne cherche pas seulement à se disculper : il reconstruit un récit alternatif où il redevient l’homme de la rupture, fidèle à la ligne révolutionnaire, tandis que le Président incarnerait une forme de continuité technocratique. Cette narration repositionne Sonko non plus comme un homme d’Etat lié par les contraintes du réel, mais comme un gardien des principes initiaux, injustement contrecarré. Il ne s’agit donc pas simplement de préserver sa base : il s’agit de la raviver, de réactiver le feu militant et de restaurer la foi dans l’homme providentiel.
Ce déplacement du blâme est d’autant plus efficace qu’il exploite une perception déjà installée : celle d’un Diomaye effacé, silencieux, institutionnel et peu charismatique. En lui attribuant le rôle de frein à l’action, Sonko renforce cette perception tout en s’en affranchissant. Il renoue ainsi avec une logique populiste de personnalisation du pouvoir, dans laquelle l’incarnation prime sur l’institution. Cette tactique est risquée, certes, car elle met à mal la collégialité gouvernementale. Mais elle est habile, car elle repose sur un principe simple : dans tout pouvoir à deux têtes, celui qui parle le plus fort dicte l’interprétation des événements.
Une fracture au sommet de l’Etat ?
Cette mise à distance opère un déséquilibre institutionnel profond. Elle rompt non seulement l’unité du duo exécutif, mais déstabilise également l’architecture même de la gouvernance issue du «Protocole Cap Manuel». Lorsque deux figures centrales du pouvoir en viennent à incarner des lignes politiques divergentes, voire antagonistes, le message transmis à l’Administration, aux partenaires et surtout aux citoyens devient flou, contradictoire, voire anxiogène.
Le risque est immense. Il s’agit moins d’un simple malentendu conjoncturel que d’un glissement vers une double légitimité conflictuelle : d’un côté, celle du Président, élu au suffrage universel et dépositaire de l’autorité constitutionnelle suprême ; de l’autre, celle du Premier ministre, porteur d’une légitimité charismatique comme le définit Max Weber, entretenue par la rue et amplifiée par sa posture de porte-voix militant. Cette configuration installe une rivalité larvée, où chaque pôle du pouvoir cherche à maximiser son influence en sapant celle de l’autre.
Dans un régime où la confiance au sommet de l’Exécutif est une condition de stabilité, cette fracture devient un facteur de paralysie. L’Administration ne sait plus à quel discours se fier ; les réformes stagnent, les décisions sont perçues comme contradictoires et l’autorité de l’Etat s’effrite dans les perceptions. L’histoire politique du Sénégal enseigne que les affrontements intra-institutionnels, lorsqu’ils ne sont pas contenus, débouchent tôt ou tard sur des crises de gouvernabilité majeures. Les institutions ne sauraient survivre longtemps à un conflit larvé entre leurs deux têtes sans compromettre à terme la crédibilité du projet de rupture lui-même.
Déjà, des opposants et certains alliés s’engouffrent dans la brèche. Les critiques fusent de toutes parts contre Sonko. On l’accuse de brouiller la lisibilité de l’action gouvernementale, de manipuler l’opinion publique à des fins électoralistes, voire de faire vaciller les fondements mêmes de la solidarité républicaine. Plusieurs voix, y compris dans la majorité, s’inquiètent de cette stratégie de dissociation qui, sous couvert de sincérité militante, contribue à alimenter une dynamique de fracture interne au sommet de l’Etat.
Pour ses détracteurs, cette posture affaiblit l’Etat et fragilise les institutions, car elle sape la confiance des citoyens dans la cohérence du projet gouvernemental. Certains y voient même un retour à une forme de dualisme politique qui rappelle les régimes à cohabitation conflictuelle, avec les risques d’immobilisme, voire de blocage institutionnel.
Mais pour ses partisans, Sonko demeure une figure d’intégrité. Ils le perçoivent comme un homme sincère, porteur d’une éthique intransigeante, étouffé par la lourdeur du système et fidèle à sa mission historique : celle de restaurer la souveraineté populaire face aux compromis jugés diluants. A leurs yeux, s’il critique l’intérieur du pouvoir, ce n’est pas par duplicité, mais par fidélité au Peuple. Dans cette lecture, son verbe tranchant ne déstabilise pas l’Etat, il le revitalise.
Ce clivage d’interprétation est symptomatique de la profondeur de la crise politique en cours. Il ne s’agit plus seulement de divergences de style ou de priorités : c’est une lutte pour l’hégémonie du récit politique de la rupture, entre ceux qui veulent le contenir dans les cadres institutionnels existants et ceux qui entendent le pousser jusqu’au bout, quitte à en fragiliser la charpente.
Entre éthique de conviction et éthique de responsabilité
Max Weber distinguait l’éthique de conviction, fondée sur la fidélité à des principes, de l’éthique de responsabilité, guidée par les conséquences de l’action. Cette opposition, loin d’être théorique, éclaire les dilemmes actuels de Sonko. Le Premier ministre est aujourd’hui à la croisée de ces deux logiques : doit-il s’en tenir aux idéaux révolutionnaires qui ont façonné sa légitimité auprès des masses, ou doit-il accepter les compromis nécessaires pour garantir la stabilité de l’Etat et la continuité de l’action publique ?
Ce dilemme est d’autant plus pressant que les choix faits dans les mois à venir engageront non seulement son avenir politique, mais aussi la solidité du régime de rupture. S’il persiste dans une posture de confrontation interne, sous prétexte de fidélité aux engagements initiaux, il risque d’éroder durablement les fondations institutionnelles du pays. S’il choisit de coopérer pleinement avec le Président Faye dans une logique de coresponsabilité, il pourra contribuer à donner corps à une nouvelle culture de gouvernement alliant audace politique et rigueur étatique.
Sonko n’est plus l’opposant charismatique défiant un pouvoir établi. Il est le pouvoir. Et c’est à ce titre que son éthique de conviction doit désormais se conjuguer à une éthique de responsabilité. Car gouverner, dans un contexte aussi complexe que celui du Sénégal contemporain, exige davantage que des intentions pures. Cela exige de la lucidité, de la méthode et, parfois même, de la retenue stratégique.
Sera-t-il le chef de file d’une révolution permanente, quitte à déstabiliser le socle républicain ? Ou saura-t-il, avec Diomaye, transformer leur tandem en un modèle inédit d’équilibre entre ambition réformatrice et exigence institutionnelle ? L’enjeu n’est plus seulement idéologique : il est structurel, historique et potentiellement fondateur pour toute une génération politique.
L’Histoire jugera, avec la rigueur du temps long et la distance des passions présentes. Mais ce qui s’impose dès maintenant, c’est que la première grande faille dans le régime du changement ne viendra ni des partis traditionnels ni des forces conservatrices. Elle est en train de germer au cœur même du pouvoir, entre ses deux têtes. Non pas dans un affrontement ouvert, mais dans une usure progressive du pacte initial, dans des silences qui en disent long, dans des prises de parole qui tracent des lignes de fracture. Ce sont les contradictions internes, les dissonances stratégiques et les divergences de posture qui, aujourd’hui, menacent le plus la promesse de rupture. Et c’est là que réside l’ironie historique : que le changement, tant attendu, risque de s’effondrer non sous les coups de ses adversaires, mais sous le poids de ses propres ambiguïtés.
Seydoux Barham DIOUF
Politiste en formation