Il arrive un moment dans la vie d’une Nation où l’on doit cesser de maquiller la vérité pour ne pas trahir l’intelligence collective. Ce moment est arrivé pour Pastef. Et la formule de Sulaïman Geï, «on ne peut pas trahir un idéal qui n’existe pas», résonne aujourd’hui comme une sentence historique. Elle est d’une précision implacable, d’une lucidité rare, et d’une profondeur analytique que les fanatiques tentent encore de fuir. Mais le temps des illusions se termine. Le voile se déchire. Ce qui apparaît n’est pas une crise idéologique, mais le vide absolu, car le parti Pastef n’a jamais eu d’idéologie à trahir.
Depuis son apparition sur la scène politique, Pastef a choisi une posture inédite en se présentant comme une force de rupture sans jamais définir la nature de cette rupture. Rompre avec quoi ? Avec qui ? Pourquoi ? Pour construire quoi ? Comment ? Aucune réponse. Pastef n’a jamais formulé la moindre doctrine. Aucun corpus n’a été écrit, discuté, amendé. Aucun cadre idéologique n’a été établi, aucun repère politique stable n’a été fixé. Tout n’a été que perceptions, sentiments, émotions, indignations, ferveurs. Mais la politique n’est pas une foire aux émotions. Un parti sans idéologie est comme un navire sans boussole, parce qu’il peut flotter, parfois avancer, mais toujours selon les vents et jamais selon une direction maîtrisée.
Les politologues appellent cela un parti attrape-tout, un «catch-all party». Ce type de formation, on le retrouve souvent dans les contextes de frustration collective car réunissant tout le monde et son contraire. Et Pastef en est l’illustration parfaite, parce qu’il a absorbé les progressistes en mal d’idéaux, les conservateurs frustrés, les nationalistes en quête d’absolu, les religieux en quête d’autorité morale, les révolutionnaires en quête de mythe, les jeunes en quête d’espoir, les opportunistes en quête de carrière. Un mélange hétéroclite, sans cohérence idéologique, sans filet doctrinal, sans colonne vertébrale. Une sorte de bouillabaise politique où l’on retrouve le politiquement incohérent où tout se mélange mais rien ne s’unit.
Le résultat donne un parti incapable de produire un discours stable, incapable de tenir une position identique deux ans de suite, incapable même de se définir. L’exemple le plus édifiant, c’est la pléthore de programmes en vingt mois de gouvernance.Un parti flou, encore plus flou que les coalitions qu’il dénonce. Un parti dont l’unique cohérence est l’existence d’un homme : Ousmane Sonko «mu sell mi». C’est lui qui donne la direction. C’est lui qui dicte la ligne. C’est lui qui tranche. Les organes du parti ne sont que des extensions de sa volonté. Les membres ne sont que des exécutants. Les militants ne sont que des croyants. Comme le disait Montesquieu : «Il n’y a point de liberté si le pouvoir de juger n’est pas séparé du pouvoir de décider.» Dans Pastef, tout est fusionné entre les mains d’un seul homme. Le parti devient un organisme cellulaire à noyau unique.
Que l’on ne s’y trompe pas, c’est le fonctionnement typique d’une secte politique. Les critères sont connus : personnalisation totale du pouvoir interne ; absence d’instances légitimes et démocratiques ; absence de débat doctrinal et conceptualisation intellectuelle ; culte du chef ; sacralisation du discours du leader ; démonisation de toute contestation interne. Tout y est. Un parti politique digne de ce nom ne peut pas exister onze ans sans un congrès. Pastef l’a fait. Onze ans sans orientation idéologique. Pastef l’a fait. Onze ans où chaque organe attend le signal d’un seul homme. Pastef l’a fait. Quand un parti se dit «révolutionnaire» mais adopte le fonctionnement interne d’une confrérie verticale, il faut arrêter la mascarade. Nous ne sommes plus dans la politique, mais dans la sociologie du messianisme.
L’unique moteur de Pastef s’appelle «Sonko Président». C’est un objectif, pas une idéologie. C’est une aspiration, pas une doctrine. C’est un désir, pas un système de pensée. Le développement du parti n’a jamais reposé sur des idées structurées, mais sur un attachement émotionnel, presque mystique, au leader. Ce culte politique n’a rien de nouveau : les chavistes opportunistes l’ont fait au Venezuela ; les dadisistes l’ont fait en Guinée ; les sankaristes opportunistes l’ont parfois fait au Burkina ; les nostalgiques de Gbagbo l’ont fait en Côte d’Ivoire. Dans tous ces cas, l’absence d’idéologie claire a créé des crises internes, des scissions, des dérives, des fractures. Pastef marche sur les mêmes traces, mais sans même le vernis doctrinal que les autres avaient tenté de bâtir.
On pourrait croire que les grandes figures historiques que Pastef brandit à tout-va lui donnent une dimension intellectuelle. Illusion ! On utilise Sankara comme une affiche, pas comme une théorie. On cite Cabral, mais on ne lit pas Cabral. On évoque Lumumba, mais on trahit chaque jour son exigence morale. On se réclame de Che Guevara, mais on ne suit aucune ligne d’action révolutionnaire cohérente. C’est le stade terminal du populisme que de transformer les héros en slogans creux, les idées en amulettes, les luttes en marketing politique. Comme disait Frantz Fanon : «Chaque génération doit découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.» Pastef ne l’a ni remplie ni assumée, il l’a mise en scène.
La crise actuelle du parti n’est donc pas un accident, c’est la conséquence logique de ce vide fondateur. Quand on veut juger une trahison, il faut un référentiel. Quand on veut accuser une déviation, il faut une ligne. Quand on veut parler d’idéologie, il faut un texte. Rien de tout cela n’existe. Les militants crient à la trahison, mais ignorent ce qui a été trahi. Les cadres crient à l’indiscipline, mais ne peuvent citer aucune doctrine violée. Les factions se battent pour un pouvoir interne dont la boussole idéologique n’a jamais existé. C’est une guerre de symboles, pas de pensée. C’est une bataille de positionnement, pas de vision. C’est une lutte d’ego, pas une divergence doctrinale. Le vide produit ces affrontements parce que quand il n’y a pas de cap, chacun tire dans sa direction. Comme disait Machiavel : «Là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de faute.» Ici, il n’y a pas d’idéologie ; donc pas de trahison. Seulement des illusions qui s’effondrent.
Pourtant, le Sénégal mérite mieux que cette politique de suggestion hypnotique. Le Sénégal mérite des idées, des projets, des visions, des doctrines, des débats, pas des ferveurs aveuglées. Le pays a besoin d’une pensée politique réelle, d’un cadre conceptuel solide, d’un programme enraciné dans la réalité socio-économique, pas d’un mouvement construit sur le ressentiment, la colère et la mythification d’un homme. Comme disait Thomas Paine : «Une Nation n’est libre que lorsque la pensée y circule plus librement que les hommes.»
Il est temps que les citoyens se libèrent de l’adoration politique et reviennent aux fondamentaux : la justice, le progrès, la démocratie, l’égalité, la morale publique, la vérité. Les hommes passent. Les idées demeurent. Mais à condition d’exister. Que ceux qui ont attaché leur destin à un homme méditent la phrase de Einstein : «Attache ta vie à un but, non à des hommes.» La politique n’est pas une église et le citoyen n’est pas un fidèle. Le Sénégal vaut infiniment plus que les illusions messianiques. Les illusions ont vécu. Le réel s’installe. Le vide est dévoilé. L’Histoire, elle, ne pardonne jamais les impostures qui se prennent pour des révolutions.
Amadou MBENGUE
Secrétaire général de la Coordination départementale de Rufisque
Membre du Comité Central et du Bureau Politique du Pit/Sénégal