Publié aux éditions Riveneuve, en 2022, Paulin Hountondji : Leçons de philosophie africaine doit être apprécié à l’aune de la trempe de son auteur, Bado Ndoye, et de la dimension du philosophe béninois. Souleymane Bachir Diagne souligne, dans la préface, les dimensions de ces deux philosophes. Il précise que ce livre constitue une réponse à l’invitation de Paulin Hountondji de penser ce qui, chez Edmund Husserl, permet d’appréhender les pratiques philosophiques en Afrique et son auteur est, du fait de sa spécialité et de son parcours, bien placé pour la fournir. Enseignant-chercheur au Département de philosophie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, Bado Ndoye est spécialiste de phénoménologie, d’épistémologie et d’histoire des sciences. Il s’investit dans la philosophie africaine et lui fait bénéficier des vertus heuristiques de la rigueur de ces domaines. Alors, les leçons de philosophie africaine sont-elles de Paulin Hountondji et/ou de Bado Ndoye ?

I – Leçons sur l’intention de Paulin Hountondji
Paulin Hountondji, «l’un des philosophes africains les plus influents de ces cinquante dernières années», a donné des leçons de philosophie africaine. Néanmoins, Bado Ndoye ne se contente pas de relater ces leçons. Il en tire aussi des leçons. Ce faisant, il s’inscrit dans une logique de création et de co-création. Commenter un auteur, surtout en philosophie, c’est -ainsi qu’il en est, selon honoré de Balzac, de lire- créer à deux. Le commentateur recrée ce que l’auteur a créé. Il réécrit ce qu’il a écrit. Or, selon Nietzsche, on écrit avec son sang. Bien plus, les modes de penser et d’être sont si entrelacés que l’écriture sur un auteur reste, à bien des égards, tributaire de la prise en charge des préoccupations du commentateur. Bref, commenter un philosophe, c’est philosopher. Dans cette optique, le commentaire est une rencontre riche d’enseignements et de leçons entre le commentateur et son auteur.
Aussi est-il significatif que Bado Ndoye donne des leçons sur l’intention de Paulin Hountondji. L’appréhension d’une telle intention, qui constitue les soubassements des orientations et des réorientations de Paulin Hountondji en philosophie africaine autant que le fil rouge de son œuvre et «en organise la cohérence», est aussi la trame du livre de Bado Ndoye. Celui-ci étudie cette intention en fonction des perspectives et par rapport aux vues husserliennes en ce sens. Une telle démarche est husserlienne. En effet, l’exigence éthique husserlienne dont la prise en charge a permis la réorientation de la phénoménologie, est, comme le montre Bado Ndoye, de considérer que la quête de connaissances rationnelles va avec la reconnaissance d’une intention d’œuvrer pour l’unité à la réalisation de laquelle les philosophes contribuent malgré leurs divergences et leurs controverses. Autrement dit, on gagne éthiquement, heuristiquement et humainement à considérer l’histoire de la philosophie comme le lieu de déploiement d’un télos qui en fait aussi l’espace d’expression de l’intention de construire l’universel. Cette conception téléologique husserlienne de la philosophie détermine, sur plusieurs plans, l’idée que Paulin Hountondji a de celle-ci. D’ailleurs, le philosophe béninois propose de ne retenir, dans ses investigations en philosophie africaine, que «l’intention philosophique des auteurs». Bado Ndoye, en reconstituant l’intention de Paulin Hountondji, lui applique sa propre démarche qui s’apparente à celle de Edmund Husserl.

Cette intention de Paulin Hountondji est, selon Bado Ndoye, la ré-institution d’un vrai universel. Cette préoccupation de penser et de repenser l’universel se retrouve aussi chez Souleymane Bachir Diagne et Bado Ndoye. Cette intention du philosophe béninois, qui éclaire son œuvre et constitue le fil d’Ariane qui en assure la cohérence, est davantage explicitée dans la conclusion justement intitulée : «Ré-instituer l’universel.» Une telle conclusion est non seulement le couronnement du livre, mais la consécration de l’intention de Paulin Hountondji. Aussi, ce livre de Bado Ndoye peut-il être lu également de la conclusion à l’introduction. Toujours est-il que cette intention de Paulin Hountondji montre qu’il se préoccupe, de ses premiers écrits aux derniers, d’élever les savoirs endogènes autant que les cultures et la philosophie africaines à la hauteur de l’universel.

II – Savoirs, cultures et construction de l’universel
La production, la conservation et la transmission des savoirs endogènes doivent répondre à des exigences dont la non-prise en charge motive souvent les critiques de Paulin Hountondji. Bado Ndoye énumère certaines de ces exigences. En effet, les savoirs endogènes doivent être d’autant plus marqués du sceau de l’esprit critique et de la neutralité que les rapports entre le sujet et son monde environnant sont complexes. Cette complexité est, ainsi que le souligne Bado Ndoye, rendue compte par Paulin Hountondji lorsque, comme Edmund Husserl, il pense la secondarité du sujet par rapport à sa substructure culturelle. En ce sens, on peut répondre affirmativement à cette interrogation de Luc Ferry sur l’homme : «N’est-il pas plongé dès son enfance dans une langue, une culture, un milieu social et familial auxquels il appartient plus qu’ils ne lui appartiennent ?» Dans tous les cas, il s’agit, pour l’Africain, d’être, dans la production et la promotion des savoirs endogènes, juge et partie sans être partisan et partial. Paulin Hountondji appelle aussi à une laïcisation de ces savoirs endogènes et rappelle l’importance, dans cette époque de mondialisation, des technologies de l’information et de la communication pour leur diffusion et la nécessité de la pluridisciplinarité. Autant dire que l’enjeu de la réappropriation des savoirs endogènes prônée par Paulin Hountondji est, comme le fait remarquer Bado Ndoye, «de (re)définir les conditions de possibilité d’une réappropriation critique du dynamisme créateur du continent en matière de recherches scientifiques, ainsi que le rôle que la philosophie et les sciences sociales sont appelées à y jouer» (p. 159-160).

Bado Ndoye montre, dans le quatrième chapitre, que Paulin Hountondji considère que les savoirs endogènes doivent constituer l’une des contributions majeures de l’Afrique à la construction de l’universel. C’est dans cette optique que le philosophe béninois pense les cultures africaines. Voilà pourquoi Bado Ndoye montre, dans le troisième chapitre, qu’autant la diversité linguistique et culturelle est un fait, autant la traduction permet d’en profiter davantage et de faire humanité ensemble. Souleymane Bachir Diagne traduit par cette expression «faire humanité ensemble», le mot bantu ubuntu qui, étant valorisé et vulgarisé par Nelson Mandela et Desmond Tutu, invite à sortir des tribalismes et des clivages et à œuvrer pour une politique du commun à l’échelle du monde. Dans cet ordre d’idées, Bado Ndoye écrit : «Contre cette politique des murs et des bantoustans, l’humanisme d’Ubuntu consiste non pas à nier les particularités ethniques, religieuses ou philosophiques, ce qui serait absurde, mais à les comprendre dans l’horizon de notre commune appartenance à la même humanité.» (p. 170) A la lumière de ce qui précède, il devient aisé d’avoir une idée des tâches que Paulin Hountondji assigne aux philosophes africains.

III – Philosophie africaine et ré-institution de l’universel
Paulin Hountondji a fait une critique si acerbe de l’ethnophilosophie et, de manière générale, des pratiques philosophiques en Afrique, qu’il est souvent perçu injustement comme un iconoclaste nihiliste qui s’occupe de la critique et de la contestation et ne se préoccupe guère des problèmes de son continent. Sur ce plan, on s’évertue à l’étiqueter, selon Bado Ndoye, comme «marxiste-althussérien et positiviste eurocentré» (p. 71). Pourtant, comme le fait savoir l’auteur de Paulin Hountondji : Leçons de philosophie africaine, cette critique de l’ethnophilosophie -et particulièrement de La philosophie bantoue du Révérend Père Placide Tempels qui, étant publiée en 1945, inaugure le courant ethnophilosophique- est, à bien des égards, justifiée. Paulin Hountondji a raison, à l’instar d’autres penseurs qu’on considère, souvent injustement, comme des anti-ethnophilosophes ou, selon l’expression de Pathé Diagne, des europhilosophes, de s’insurger contre certaines thèses tempelsiennes : l’extraversion du discours ethnophilosophique, le mythe d’une philosophie collective, implicite et spontanée, la philosophie comme vision du monde (weltanschauung), etc. L’influence husserlienne est manifeste : Edmund Husserl, lui aussi, critique «la conception de la philosophie comme vision du monde, au nom de cette exigence de responsabilité qui caractérise, selon lui, le sujet philosophant» (p. 76).

Souleymane Bachir Diagne soutient que cette critique de Paulin Hountondji «n’a pas pour but de frapper d’anathème pour bannir la notion de «philosophie africaine»» (p. 8). Une telle critique n’est pas non plus une interdiction de s’intéresser aux réalités africaines. Faute de l’avoir compris, beaucoup de critiques crient à la contradiction lorsque le philosophe béninois préconise la réappropriation des savoirs endogènes et le développement des cultures africaines. A vrai dire, cette critique invite à revoir les méthodes et démarches en philosophie africaine pour la réorienter et lui permettre de prendre en charge ces deux exigences fondamentalement liées : penser les réalités africaines et ré-instituer l’universel.

L’idée de philosophie chez Paulin Hountondji, explicitée particulièrement au deuxième chapitre, intègre ces deux exigences. Elle est davantage comprise lorsque l’on a une idée de la conception husserlienne de la philosophie qui l’a influencé et que Bado Ndoye expose au premier chapitre. Dans cette perspective, ayant à l’esprit les vues de Edmund Husserl, de Paulin Hountondji et de Bado Ndoye, Souleymane Bachir Diagne exprime la première exigence lorsqu’il soutient qu’une philosophie africaine est «celle qui trouve son point de départ dans des problèmes africains (qui peuvent n’avoir rien de spécifique au continent, mais s’y poser en des termes particuliers) et adopte la démarche rigoureuse qu’ils exigent» (p. 8). Il s’agit, pour Paulin Hountondji comme pour Edmund Husserl, d’un retour aux choses-mêmes, au monde environnant, au monde de la vie qui non seulement permettent de penser le particulier et les particularités, mais aussi constituent des points de départ pour la construction d’un vrai universel nanti des différences linguistiques, culturelles, etc. C’est du moins la conviction de Edmund Husserl et de Paulin Hountondji, ainsi que le reconnaît Bado Ndoye : «Parce que le sujet est dès l’abord pris dans un monde environnant qui lui préexiste et lui prescrit jusqu’à un certain point les limites du pensable, son accès à l’universel en est par là conditionné, c’est-à-dire, non pas empêché, mais rendu possible. Par où l’on verra, chez l’un comme chez l’autre, que ce détour par le monde de la vie est en quelque sorte une tâche préparatoire pour la constitution proprement philosophique de l’universel.» (p. 28-29)

Autant dire que la deuxième exigence de la philosophie, chez Paulin Hountondji et Edmund Husserl, c’est d’avoir comme horizon la construction de cet universel. Celui-ci doit être construit par tout le monde. Il ne saurait être seulement abstrait. Il n’est pas non plus un universel hégémonique. Il est, pour Maurice Merleau-Ponty, un «universel latéral» et place, selon Souleymane Bachir Diagne, «côte à côte et sur un même plan» toutes les cultures. En ce sens, méditons la dernière leçon de Bado Ndoye : «On aura remarqué tout au long du parcours que nous avons effectué, que les déplacements, ruptures et reformulations qui ont ponctué l’idée de philosophie chez nos deux auteurs ont eu en arrière-plan, la question de l’universel.» (p. 161)

Papa Abdou FALL
Enseignant-chercheur au Département de philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop – Spécialiste de philosophie africaine et philosophie de la culture