««Devenir grand», il est important de l’expliquer aux enfants, ce n’est pas seulement devenir une personne «grande». C’est devenir une «grande personne» et, qui plus est, une grande personne civilisée. C’est-à-dire un être dont l’état atteste qu’il a pu, au cours de son développement, déployer pleinement les potentialités que lui octroyait sa condition d’humain (…) Entreprise des plus vastes dont la réussite n’a rien d’automatique et qui peut même échouer, la vie courante le démontre tous les jours. On peut avoir grandi dans son corps et être cependant resté -totalement ou dans certains domaines : la vie relationnelle, sexuelle, sociale, l’accès à la culture, etc., comme à mi-chemin-, bloqué. Et l’échec peut même être plus grave encore, car certains humains, on le sait, se conduisent de façon véritablement inhumaine.» (Claude Halmos, Grandir, les étapes de la construction de l’enfant, le rôle des parents, Fayard, 2009, p.p11.12)

Nous sommes entrés de plain-pied à l’ère des neurosciences, qui regroupent toutes les études scientifiques du système nerveux, de sa structure et de son fonctionnement, depuis l’échelle moléculaire jusqu’au niveau des organes. Aujourd’hui, elles ont le vent en poupe et vont à coup sûr nous aider à mieux comprendre qui nous sommes, comment nous fonctionnons. En effet, la neurobiologie du bonheur prétend identifier les neurones responsables de la violence ; le neuromarketing prétend lire dans le cerveau des consommateurs ; les neurosciences sociales s’inventent comme superscience de la société ; la neuropsychologie, quant à elle, s’intéresse au fonctionnement organique du cerveau. Les sciences du cerveau, devenues le côté suisse de la vie quotidienne, sans aucun doute, bouleversent la compréhension nécessairement pluridisciplinaire de l’humain et des sociétés, et promettent une meilleure compréhension du cerveau, de la cognition, des émotions, des relations interpersonnelles…
Dans le domaine de l’éducation, la neuroéducation entend supplanter les sciences de l’éducation : il ne se passe pas de semaine sans qu’on annonce des découvertes sur les mécanismes de l’apprentissage, de l’attention, de la mémoire. La neuropédagogie est ainsi une option majeure vers un progrès pédagogique. Toutefois, dans son ouvrage, la Riposte, pour en finir avec le miroir aux alouettes (2018), Philippe Meirieu souligne que les résultats et les expériences en neurosciences sont le point de départ d’un raisonnement pédagogique, mais ne constituent pas une pédagogie en soi : elles restent un outil ; la recherche scientifique, prévient-t-il, ne fait pas la classe, ne serait-ce que parce qu’en éducation, comme chacun sait, «l’imprévu est la règle».
Il est important de rappeler qu’une méthode pédagogique s’articule autour de trois axes : les connaissances (en l’occurrence sur l’enfant, son développement), les finalités (les objectifs pédagogiques et sociaux) et les pratiques (outils et méthodes). C’est au niveau des connaissances sûrement que les neurosciences peuvent êtres essentielles en alimentant ces dernières.
De l’importance de la neuropédagogie
Dans la neuropédagogie ou neuroéducation, on se concentre sur le fonctionnement du cerveau d’un individu lorsqu’il est en formation ou en situation d’apprentissage. Il faut reconnaître, aujourd’hui, que les données neuroscientifiques sur le développement et l’apprentissage de l’enfant constituent un matériau précieux pour élaborer des méthodes pédagogiques adaptées. Il faut bien ici un regard croisé entre neurosciences et pédagogie au profit des enfants ; se placer toujours du point de l’enfant d’après les connaissances actuelles pour ajuster en permanence les pratiques. Cela est d’autant plus vrai quand on travaille avec des tout-petits, ceux qui ont entre 0 et 7 ans. On ne le dira jamais assez, la période de la petite enfance est un âge crucial. Agnès Florin (2002) rappelle que les 3000 premiers jours de la vie, de 0 à 7 ans, «est une période riche qui détermine une grande partie de notre vie, et où la plasticité du cerveau est à son maximum et permet d’atteindre ce que l’on appelle l’âge de la raison».
Le rôle de l’apprentissage chez l’enfant n’est plus à démontrer. L’être humain, lorsqu’il vient au monde, est immature : il ne sait pas parler, utiliser des outils ou se projeter à la place des autres, mais il vient au monde armé d’une fantastique machine à apprendre : il apprend par essais et erreurs. Ses premiers apprentissages lui permettent, en quelques mois après sa naissance, d’acquérir tout un arsenal de connaissances. Au cours de la première année de la vie, le cerveau de l’être humain se développe à la vitesse grand V et bien avant la naissance même : on parle d’un «Big bang in utéro» pour rappeler que les premières cellules nerveuses ou neurones se forment très tôt, dès le 28e jour de grossesse, alors que l’embryon n’est pas plus gros qu’un grain de riz, puisque 3000 nouveaux neurones sont construits à chaque seconde. (Comprendre les Sciences, cerveaux et Neurosciences, 2022). Jusqu’à l’adolescence, les neurones augmentent en taille, établissent des milliards de connexions les uns avec les autres. Les apprentissages initiaux sont primordiaux et déterminent l’architecture neuronale de base, à partir de laquelle des connaissances de plus en plus complexes seront possibles.
L’apprentissage est avant tout un phénomène social. L’enfant sélectionne ses attitudes grâce à ses interactions avec ses parents, ses proches et les autres enfants qu’il observe et imite. Par exemple, partager son attention avec un adulte et la communication qui s’établit est une des clés de l’apprentissage. Pour rappeler, ainsi, le rôle des interactions dans le processus d’apprentissage. C’est le moment de rappeler l’importance de bonnes relations, d’une parentalité positive.
Par ailleurs, nous savons que le bébé apprend dès la naissance, structure les perceptions de son environnement, et que le contact avec d’autres humains lui est aussi vital que la nourriture ; que le bébé apprend mieux dans le plaisir que dans le stress. D’ailleurs, depuis et «grâce aux recherches en psychologie et en neurosciences, nous avons fait un virage à 180°. Nous savons désormais que l’enfant a un besoin vital d’affection pour se développer harmonieusement» Junier. H, Guide très pratique pour les professionnels de la petite enfance, 2021, p.21). On attribue même beaucoup de compétences au bébé. C’est ce que rappelle Bernard Golse, pédopsychiatre, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Descartes, auteur notamment de l’Etre-bébé (2006), qui considère le bébé comme «un grand philosophe» : le bébé, pense-t-il, a un énorme pouvoir. C’est lui qui engage la relation avec nous. Très tôt, le bébé essaie de repérer des invariants dans le fonctionnement de la mère, du père, de l’environnement. Ce travail d’abstraction lui permet de se forger des représentations. Et dès la naissance, le bébé déploie plusieurs stratégies pour séduire ses proches, et ne pas être rejeté. Pourvu que ceux qui ont en charge les enfants soient bien informés et formés. Informés, par exemple, sur l’importance de l’attachement pour reprendre John Bowlby, pour qui l’attachement est un instinct conduisant, tout au long de la vie, à avoir besoin d’être écouté, soutenu, entendu, compris et soutenu par plusieurs personnes considérées comme proches : un attachement sécurisant joue un grand rôle dans le devenir de l’enfant qui apprend ainsi à partager ses émotions. Com­prendre également qu’une relation toxique avec les enfants est source de difficultés d’adaptation futures : un parent toxique ne sait pas accueillir les émotions de son enfant. En faisant preuve de bienveillance, d’attention et d’empathie à l’endroit de leur progéniture, les parents préparent les enfants à bien s’adapter. L’éducation positive, malgré les critiques, est loin d’être une illusion : elle con­voque souvent les neurosciences pour prouver son bien-fondé.
En effet, avec certes des réserves, des recherches en neurosciences ont mis en évidence un lien entre la taille de l’hippocampe (une structure importante pour la mémoire) d’un enfant de 4 ans et l’accompagnement attentionné de ses parents (Hengyi Rao et al, 20.).
Daniel Stern, psychiatre à l’Université Cornell, fasciné par les échanges répétés et imperceptibles entre parents et enfants, estime que les bases de la vie affective sont jetées dans ses instants d’intimité. Les moments décisifs, pensait-il, sont ceux où l’enfant perçoit que ses émotions sont accueillies avec empathie, acceptées et payées de retour, suivant un processus que Stern nomme «harmonisation». Cette dernière permet à la mère de faire savoir à son petit qu’elle perçoit ce qu’il ressent ; ce qui procure à l’enfant le sentiment rassurant d’un lien affectif. (Stern, Le Monde interpersonnel du nourrisson : une perspective psychanalytique et développementale, 1985).
On pense avec les nouvelles découvertes que la notion la plus importante est celle de la neurotoxicité du cortisol. Cette hormone sécrétée, en cas de stress, est décrite comme un poison pour le cerveau de l’enfant. Il faudrait absolument éviter le stress, donc la colère, la contrariété et les pleurs à son enfant, sous peine que le cortisol n’endommage son cerveau, et par conséquent ses capacités neurocognitives. C’est important, apparemment, de vivre nos émotions et d’aider nos enfants à traverser les leurs. «Connecter avant de corriger», nous conseille la discipline positive : une communication non violente favorise le développement des compétences émotionnelles de l’enfant.
Pour éduquer un enfant, comme pour soigner un malade récalcitrant, il faut de l’expérience, du temps, du tact, de la souplesse, de l’empathie, de la conviction, de la ruse, de la séduction, de la considération, de l’autorité, de l’humilité, mais aussi de la science. Il faut, peut-être, comme on le voit dans certains pays, mettre en place un conseil scientifique de l’éducation. Certes éduquer est une mission impossible : Montaigne notait déjà que «traiter de la façon d’élever et d’éduquer les enfants semble être la chose la plus importante et la plus difficile de toute la science humaine», mais pour réaliser nos ambitions dont la généralisation de l’éducation préscolaire, un Programme national d’éducation parentale (Pnep) au Sénégal, la création de crèches publiques à grande échelle, mais surtout «élever la qualité de la prise en charge de la petite enfance de façon à assurer à tous les enfants une meilleure santé, un mieux-être psychosocial et des stimulations d’éveil propices à la réussite des apprentissages ultérieurs», il faut être plus ambitieux.
Nous devons reconstruire les pratiques en osant la petite enfance, pour reprendre le titre d’un petit ouvrage de Boris Cyrulnik, Osons la petite enfance ! 10 propositions pour une politique d’accueil de la petite enfance (2014). Il va falloir non seulement assurer la formation continue des professionnels de la petite enfance, mais revaloriser financièrement et moralement ces collègues qui ont en main notre avenir. On sait actuellement, depuis le rapport de 2007 de James Hechman, Prix Nobel d’économie, que miser sur 1 dollar pour que les professionnels de l’enfance développent leurs compétences socio-émotionnelles permet aux enfants de s’épanouir sur tous les plans -personnel, social et intellectuel- et ainsi d’économiser à l’âge adulte 100 dollars en prévention des risques de chômage, de délinquance et de toutes sortes de déviance. Il précise dans son rapport que plus on investit tôt, meilleurs sont les résultats. Ainsi, une solide formation, qui s’appuie surtout sur les neurosciences, est nécessaire pour les professionnels de la petite enfance afin de relever les défis susmentionnés, et il faut aussi une politique de recrutement pour augmenter leur nombre auprès des enfants, avec un salaire motivant en rapport avec l’importance de leur travail. Un chantier pour les autorités !
Bira SALL
Professeur de Philosophie au Lycée de Tivaouane
Spécialiste Développement Petite Enfance
sallbira@yahoo.fr