Nous devrions parler du pétrole découvert au Sénégal sous un angle autre que celui dont on nous a habitués. C’est comme cela qu’on circonscrirait toute sa portée transversale.
L’arrivée du pétrole dans une économie peut être perçue comme une greffe – le pétrole étant le greffon, et l’économie le porte-greffe.
Naturellement, une greffe est toujours entachée de risques d’échec à cause de la concordance immunobiologique imparfaite entre le greffon et le porte-greffe.
Ceci étant, le défi le plus important est toujours de minimiser les risques d’échec de la greffe – autrement dit, de réunir toutes les conditions opératoires et biologiques de succès pour que le greffon s’ajuste au porte-greffe afin que le tout tienne et devienne un organisme vivace durablement sain.
Voilà l’image que renvoie le miroir bioécologique pour illustrer l’émergence historique du pétrole dans une économie. Cela est d’autant plus vrai que l’économie est faible et peu structurée.
Faut-il encore préciser que le pétrole n’arrive pas que dans l’économie sénégalaise. Il arrive aussi dans l’espace et le milieu sénégalais – une arrivée première et soudaine.
Au Sénégal, lorsqu’on parle de pétrole, on ne s’intéresse qu’aux contrats qui seraient signés pour certaines sociétés. Or, il y a d’autres aspects à considérer.
Certes les contrats sont importants, mais le citoyen d’équilibre devrait avoir l’honnêteté d’aborder les autres facettes de la problématique du pétrole sans le traitement convenable desquelles l’onde de choc du pétrole sera tellement violente que ni notre économie ni notre société ne pourraient la contenir sans préjudices.
Le Sénégal célébrera très prochainement l’arrivée du pétrole avec ses premières rentes conférant  à notre Pib une nouvelle structure contributive. Nous rendons grâce à Allah.
Toutefois, le Sénégal devrait éviter de marcher sur les traces de ses aînés pétroliers du cercle du sous-développement. Je pense au Nigeria.
Ces pays ont été aveuglés par l’euphorie du pétrole qui ne leur a ouvert les yeux que sur l’argent – les autres déterminants intrinsèques au pétrole passés sous silence au niveau institutionnel le plus élevé.
Comme l’expérience doit servir à quelque chose, le Sénégal a la chance de s’inspirer de ces cas malheureux pour prendre en charge tous les déterminants organisationnels et managériaux afférents à l’exploitation du pétrole.
Ceux-ci peuvent se décliner en contingences.
Entre autres, ces contingences sont : la contingence du statut de sous-développement, la contingence de l’espace et du milieu, la contingence de l’environnement et du développement territorial, la contingence de la démographie et enfin la contingence politico-géostratégique.
Sans rentrer dans le fond de leur examen, je pose simplement le débat pour alerter et susciter la réflexion. Voyons cela !
La première contingence, relative au sous-développement de notre système économique met en jeu principalement la soudaineté de l’arrivée du pétrole dans notre faible économie.
En effet, avec l’énorme énergie mobilisatrice voire transformatrice du pétrole pour toute économie, comment accompagner le passage, la transition statutaire d’une économie non pétrolière de surcroît populaire et majoritairement informelle à une économie pétrolière consolidée ?
Autrement exprimé, la soudaineté de l’émergence du pétrole dans notre économie donnera-t-elle à celle-ci le temps d’opérer les transformations et métamorphoses accommodatives voire adaptatives nécessaires ? Ici l’impréparation est la donne à contrôler.
Pour la deuxième contingence, il faut rappeler que le pétrole n’émerge pas que dans l’économie sénégalaise. Il apparaît aussi dans l’espace et le milieu sénégalais – l’espace renvoyant au  territoire physique, et le milieu au bulle culturel, à l’organisation sociale, à la société sénégalaise réceptacle du boom pétrolier.
Désormais, notre territoire doit accueillir, avec l’exploitation du pétrole, une nouvelle génération de méga-infrastructures (oléo/gazoducs- plateformes géantes – machineries manutentionnaires – véhicules spécialisés, tankers, etc.) potentiellement inamicales pour le cadre de vie.
En plus, la plupart des puits de pétrole au Sénégal étant «offshore» ainsi séparés de l’arrière-pays par les établissements humains de toutes sortes, un remaniement en profondeur de la texture urbaine serait nécessaire pour l’accueil de ces imposantes infrastructures.
Sur le plan sociologique, quelques préoccupations existent également. En effet, le réflexe identitaire et les dynamiques psychologiques communautaristes étant les catégories réactionnelles les plus répandues contre la mondialisation, que serait l’attitude des populations sénégalaises ou groupes sociologiques en situation de distorsion (avérée ou supposée) de leurs droits fondamentaux relatifs à l’exploitation du pétrole par le contractant ?
Pour la troisième contingence relative à l’environnement et au développement territorial, on constate qu’avec le «offshore», il n’y a ni de terres ni de rivières à polluer comme en pays Ogoni (Nigeria).
Par contre, la mer, les océans, les pêcheries, les activités balnéaires sont tous menacées. Comment éviter tout cela ? Comment surveiller et conserver nos ressources biologiques marines pour continuer de bénéficier de pêcheries saines et durables et d’activités récréatives ?
Comment maîtriser les risques de tremblements de terre suite à la conjonction de micro-effondrements sous-marins des galeries pétrolifères vidées, susceptibles de déclencher des tsunamis depuis le large ? Quel risque tectonique sur les domaines géologiques «offshore» et «on shore» ?
Je n’exagère pas. Mécon­naissant l’importance de la réserve pétrolière du Sénégal en termes de volume, tout scénario d’impact est théoriquement envisageable.
L’équipement et l’environnement infrastructurel du pétrole augmentent les risques collectifs et l’occurrence de catastrophes de grande ampleur. N’est-il pas urgent d’améliorer en conséquence notre système sécuritaire (prévention et secours) ? Quel écart à combler ? Quel est l’état actuel de notre biodiversité marine ? Quel système de suivi de la dynamique spatio-temporelle de celle-ci ?
Dans le cadre du Pnud, une simulation des années 90, se projetant à l’horizon 2050, avait dessiné une conurbation géante sur la côte ouest-africaine, correspondant à une forte concentration d’activités humaines avec comme pôles d’attraction majeurs la Côte d’Ivoire et le Sénégal.
Deux hypothèses existent dans ce cas :
l’avènement du pétrole au Sénégal irait inévitablement rapprocher cet horizon temporel à une date inférieure à 2050. Ce qui précipiterait la problématique d’urbanisation du Sénégal ;
la bipolarisation de cette conurbation irait certainement s’effacer progressivement avec une migration significative de son centre de gravité vers le Sénégal (libre circulation des personnes, des biens et services – Cedeao aidant !)
Si ce scénario se réalisait, comment accueillir cette arrivée massive de forces de travail non utilisées, d’offres et de demandes de toutes sortes ? Comment tenir une planification urbaine efficace au rythme des établissements humains correspondants ?
Etant nouveau pays producteur de pétrole, le Sénégal, dans le cadre de la régulation environnementale climatique, va certainement changer de statut, en passant au groupe des pays pétroliers, gros pollueurs. Il s’impose ainsi de repenser notre système réglementaire, juridique et normatif.
On parle de formation relative au pétrole. La matière serait vite épuisée, le domaine pétrole étant très restreint. La nécessité de formation pour une société pétrolière va au-delà de la matière pétrole en tant que science et technologie. Elle concerne généralement l’écologie, la diplomatie, le droit de l’environnement, l’éducation environnementale, la psychosociologie, le journalisme et surtout l’analyse économique.
En effet, depuis la naissance des sciences de l’environnement dans les années 70, l’analyse économique a connu un bouleversement conceptuel qualitatif lui prescrivant la prise en compte de l’environnement – ce dernier étant le nouvel argument de la fonction de production par ses fonctions «sources» en tant que vecteur principal de l’énergie ; donc base de la production manufacturée et émetteur majeur des gaz à effet de serre et «puits» en tant que réceptacle des pollutions et nuisances.
Ainsi, l’économie de l’environnement s’impose à toute société qui se veut durable et solidaire. C’est en cela que l’analyse économique constitue un élément important de la formation au sujet du pétrole qui représente désormais la plus grande partie de notre patrimoine (capital) naturel.
Pour une meilleure maîtrise écologique, un système statistique plus efficace et une meilleure maîtrise des agrégats macroéconomiques, nous devrions passer, sans délai, à la pratique de la comptabilité environnementale pour construire un Pib vert, seul susceptible de garantir un développement durable.
Avant, notre capital naturel, contributeur à la formation du Pib, était peu significatif et renouvelable pour l’essentiel (poissons, arachides, phosphates). A l’avenir, le pétrole deviendrait le plus fort contributeur pour notre Pib avec comme force d’être important et comme faiblesse d’être non relevable ; d’où la nécessité de bien manager sa mise en valeur pour prévenir les incertitudes qui pèsent sur lui et les irréversibilités des dommages causés par les pollutions et nuisances en perspective.
Nous devrions dès à présent nous rendre compte que tout le sens de la notion de durabilité, de soutenabilité de notre économie commence avec le pétrole.
Nous devrions définir le meilleur sentier d’exploitation de la ressource pétrolière sénégalaise pour en maximiser le bien-être présent, mais aussi  préserver le droit aux futures générations d’en jouir. A nous de négocier et d’imposer ce sentier d’exploitation durable.
Pour la contingence démographique, la question majeure est comment assister et accompagner la transition démographique dans une région ouest-africaine où le peuplement humain, attiré par une économie favorable, se densifie de plus en plus autour au Sénégal ? De quels moyens matériels et stratégiques dispose-t-on pour cela ? Si l’on sait que déjà nos petits pays peinent à maîtriser la transition démographique.
Si nous ne réussissons pas à contrôler la transition démographique, la rente pétrolière serait peu efficiente, vu la forte pression de la demande sociale.
Enfin, pour la contingence géostratégique, on peut retenir qu’avec le pétrole, le Sénégal posséderait une plus grande capacité de négociation à travers une économie forte. De nouvelles relations économiques, politiques et diplomatiques avec le reste du monde se développeraient. De nouvelles frontières s’ouvriraient ou se fermeraient.
Notre logistique politico-économique devrait prendre en compte et prévenir tout cela pour faciliter l’adaptation prochaine au nouveau contexte géopolitique.
Inévitablement, la configuration géostratégique du monde changerait avec le Sénégal comme pays producteur de pétrole. Cela suppose des considérations en termes de paix et de sécurité sous-régionale.
Au regard de cette grille non exhaustive de contingences, attachée à toute exploitation du pétrole, on perçoit aisément que l’histoire des contrats de recherche est périphérique à vrai dire.
A quoi bon d’avoir un contrat «dit» bien négocié alors que la problématique globale du pétrole n’est pas prise en compte dans ses composantes les plus déterminantes pour le développement humain et pour l’écologie ?
Le contrat est négociable, réversible et de portée individuelle, tandis que les autres contingences du pétrole sont irréversibles, non négociables et de portée collective. Donc, limiter le discours du pétrole aux seuls contrats de recherche est une approche réductrice. C’est en cela que le discours y portant est un discours «tire-ailleurs».
Il faut comprendre qu’un pays dispose toujours de parades pour rattraper un manque financier accidentel lors d’une négociation – tout en sachant qu’un partenariat n’est jamais totalement «win-win».
Deux modalités de rattrapage s’offrent à lui :
soit rendre le cadre réglementaire d’exercice plus contraignant au sens pécuniaire (solution  immorale lorsqu’elle est excessive et risquée parce que démotivante pour le promoteur) ;
soit définir un cadre réglementaire fortement conservateur de la ressource en question et réparateur des dommages écologiques (solution qui optimise la justice sociale, prend en charge les victimes et assure la durabilité de la ressource). La pratique de la politique Rse (Responsabilité sociétale d’entreprise) et la fiscalité verte en constituent deux outils à fort rendement.
La seconde modalité est préférable parce que plus conforme à l’éthique et au réalisme. Elle est aussi plus profitable au sens où  l’environnement et les droits humains n’ont pas de prix.
Toutefois, cela suppose une monétarisation approchée du patrimoine naturel et des divers dommages – chose peu aisée en économie environnementale.
L’on voit ainsi que cette notion de manque à gagner liée à un contrat n’a pas en réalité l’importance qu’on lui prête. Cela ne l’est que pour le profane qui monnaye tout ce qui passe – ignorant complètement les valeurs du patrimoine naturel et humain autre que la valeur d’usage (valeur d’option, valeur d’existence, etc.)
Ces propos ne veulent pas dire qu’il y a un manque à gagner dans tel ou tel contrat de recherche ou d’exploitation. Je ne sais absolument rien des contrats d’ici et d’ailleurs. Je ne fais que susciter la réflexion autour de paradigmes significatifs, souvent délaissés par ignorance ou volontairement.
Le crible de tout cela montre qu’il y a toute une schistosité de considérations relatives à l’exploitation du pétrole au Sénégal. Considérations qu’il faudrait traiter avec minutie pour ne pas commettre les mêmes erreurs que certains pays.
Il ressort ainsi la nécessité urgente pour le Sénégal de lancer sans délai la prospective de l’exploitation pétrolière. Je ne dis pas la prospective pétrolière dont la connotation est surtout relative à la recherche pétrolière.
La prospective pétrolière est ex-ante par rapport à la découverte du pétrole, tandis que la prospective de l’exploitation pétrolière est, elle, ex-post par rapport à la découverte du pétrole. Elle est co-évolutive  du développement spatio-temporel de l’exploitation du pétrole et implique l’ensemble des catégories sociétales, environnementales et économiques.
N’attendons pas l’arrivée effective du pétrole sur le marché pour le tenter ! Le temps ne le permettrait pas. L’heure est à l’identification, l’analyse et à la caractérisation de tous les enjeux d’ordre stratégique du pétrole, des signaux faibles et forts prémonitoires de catastrophes écologiques ou de dérégulations socioéconomiques.
L’heure est au renforcement de l’aide à la décision et à la rationalisation des politiques publiques orientées économie, environnement et société.
A mon avis, pour survivre à l’économie du pétrole, il faut absolument un nouveau genre de conscience citoyenne qui n’est rien d’autre que celle écologique prônée par le développement durable.
Cheikh NDIAYE – Dg Cices Maire de Lambaye