L’actualité politique sénégalaise de ces derniers jours est curieusement marquée par un «pillage» des terres du domaine national, par des pillages de tous genres.
A ce qu’il paraît, ce n’est pas nouveau. L’autre aurait juste précisé «qu’ils ont fait pire que les Wade».
Ces propos de Madiambal sont assez édifiants et sonnent plus qu’une simple précision. A y regarder de près, c’est à se demander si nous ne sommes pas habitués des faits.
L’hymne «gouvernance sobre et vertueuse» retentit-il toujours ?
Nous précisons de prime abord que cette réflexion ne se veut pas une prise de position sur ce qui se passe dans le littoral, encore moins sur l’essaim de scandales liés au foncier qui pullule dans l’espace public sénégalais.
Le clair-obscur dans lequel se situent «ces affaires» par rapport à l’exactitude des allégations ne nous permet pas encore de produire une réflexion qui prendrait en compte la distinction entre ce qui relève du vrai et du faux. Toutefois, une constante demeure : du pillage sur notre foncier, il y en a.
Mais la question qui taraude notre esprit est celle de savoir comment dans une démocratie, du moins un pays qui se dit démocratique, des pratiques de ce genre deviennent monnaie courante sans que le «Peuple», le «kratos», la racine de ce que Raymond Aron définit comme «un pouvoir constitutionnel et pluraliste» ne se lève pour exiger la lumière sur cette affaire ou encore sans qu’il jouisse de son droit le plus élémentaire et non moins absolu qu’est le droit à l’information, le droit à être édifié voire à exiger cette édification ?
Le silence du Peuple qui rythme ces scandales est paradoxal et inquiétant. Même dans l’opinion publi­que, ce débat est encore marginal.
A part ceux que le journaliste Moussa Ngom appelle «le noyau dur de la Place de l’Obélisque» ou les éternels indignés (sans connotation négative), le maire de Mermoz Sacré-Cœur, certains membres de la société civile, ceux qui portent aujourd’hui ce combat sont une minorité.
Et pourtant, c’est une question d’intérêt public. C’est une question aussi vitale que celle des hydrocarbures pour celui qui sait l’engorgement dans la capitale sénégalaise.
L’impression que nous avons est qu’actuellement du moins depuis un certain temps, c’est comme s’il existe de moins en moins une conscience collective critique et avisée prête à s’indigner et opérationnaliser cette indignation en «investissant la rue» qui reste le «répertoire d’actions» le plus efficace, du moins dans le contexte sénégalais.
En opérant un rétropédalage factuel et un détour historique, on peut observer de plus en plus un repli sur soi et une forme de désengagement du citoyen sur des questions d’intérêt général.
Qu’est-ce qui pourrait être à l’origine de cet état de fait ? La dépolitisation ? Le désintéressement du moins le silence devant des questions d’intérêt public sur des sujets parfois transgénérationnels et vitaux ?
Le citoyen sénégalais s’intéresse de moins en moins à ce qui se passe dans l’environnement politique. On note un certain retrait de plus en plus accentué. Assiste-t-on à un désenchantement de la chose politique ?
En tout cas, on assiste à ce qu’on peut appeler une fusion tendancielle de la classe politique sénégalaise qui s’opère à une allure exponentielle.
Une dynamique dangereuse pour une démocratie en chantier. Le maillage de l’environnement politique laisse apparaître une fusion de l’élite sénégalaise. Un oligopole ?
Il y a quelques années Abdou Latif Coulibaly, le journaliste, intitulait l’un de ses ouvrages par ce péremptoire et non moins provocateur titre : Le Sénégal, une démocratie prise en otage par ses élites.
Assiste-t-on à l’âge d’or de cette prise d’otages ou ne serait-elle que l’aboutissement d’un enchaînement processuel déclenché il y a des lustres ?
Roberto Michels parlait de la loi d’airain de l’oligarchie qui est la tendance de toute organisation à sécréter une oligarchie. Dans le contexte sénégalais, cette «rotation» est encore plus grave dans le sens où elle n’est pas fluide, car seules les couleurs changent, mais les mêmes hommes restent et demeurent.
Nous pensons que l’un des facteurs explicatifs de la dégringolade de qu’on pourrait appeler «conscience collective critique» est en partie liée à la compression de l’élite politique sénégalaise. Le mal qui réside dans la transhumance, en s’accordant avec Jean François Médard (l’un des protagonistes de ce qu’il convient d’appeler «la troisième vague» des études africanistes, réside dans les implications de celle-ci qui se manifestent par le néopatrimonialisme.
La transhumance au Sénégal se caractérise par le recyclage de figures politiques en perte de vitesse à qui on distribue soit des portefeuilles ministériels, des fonctions comme Dg dans les grandes entreprises nationales, soit Pca dans ces mêmes grandes entreprises parfois avec des salaires exorbitants. En effet, si la transhumance ôte une certaine dignité à ceux qui s’y adonnent, il n’en demeure moins qu’elle entraîne un rétrécissement du cercle des opposants qui se manifeste par la rareté voire une absence de figures d’opposition.
S’opposer, c’est porter des combats nobles, des projets de société, et les transformer en programmes politiques pour les proposer au Peuple. Rétrécir «cet espace», c’est réduire consubstantiellement les combats que devrait porter cette frange de la population.
Cela étant dit, une simple observation de la configuration de l’arène politique sénégalaise montre que depuis 2012, le nombre de vaches qui ont rejoint les prairies vertes et les eaux douces est d’une perpétuelle croissance.
Aujourd’hui, ceux qui jouent le rôle d’opposants ne sont pas nombreux. Ousmane Sonko semble être la figure emblématique du noyau de cette membrane plasmique par sa présence et par ce que Rosanvallon aurait appelé «légitimité de proximité». Nous pouvons y rajouter Thierno Bocoum, Barthélemy Dias, entre autres.
En revanche, le rôle des mouvements comme Y’en a marre, Frapp, ou encore certaines organisations de la société civile n’est pas à minorer.
A part cet ensemble, force est de reconnaître qu’il y a un délitement de l’opposition sénégalaise.
La fusion tendancielle des élites est concomitante avec la réduction de l’incarnation des questions d’intérêt public par les politiques et leur dissémination dans le «demos» ; d’où le silence assourdissant du pillage dans le littoral.
Or l’engagement des hommes politiques, des leaders d’opinion est en grande partie à l’origine de l’incorporation des questions d’intérêt général par le Peuple. Il faut reconnaître quand même que des hommes comme Ous­mane Sonko et Barthélemy Dias, comme des colibris, font leur part.
Il nous convient de préciser que le silence bruissant du Peuple, la décroissance des indignations et leur opérationnalisation s’expliquent par plusieurs facteurs reliés et interdépendants que nous ne pouvons pas analyser de façon exhaustive dans ce texte. Il n’était d’ailleurs pas l’objet.
Mais il faut admettre que la fusion des figures politiques au cœur du pouvoir, du pouvoir et de son exercice est en grande partie à l’origine de cette situation.
Cette fusion est d’autant plus dangereuse qu’elle n’est pas composée que des politiques.
Je termine par ces propos de Souleymane Elgas qui disait : «Au Sénégal, on n’a ni une oligarchie ni une ploutocratie, mais les formes vaporeuses d’un oligopole. Il existe une caste au sommet qui se connaît, se fréquente, détient des pouvoirs décisifs ; on y débat, on y est parfois opposé, on s’y combat même quelquefois, mais en dernier ressort, comme dans un pacte de caste et un secret maçonnique, on y finit toujours dans l’union. Les politiques, les religieux, les fortunés, les leaders d’opinions et les artistes composent ce cercle fermé qui s’enracine davantage dans le mythe de l’unité que nombre de proverbes nationaux viennent pieusement célébrer.»
Amadou Tidiane THIELLO
thiellotidjane@gmail.com