Certains qualifient les événements de mars 2021 et de février 2024 d’«insurrections», de «tentatives de déstabilisation», voire de «destructions organisées», tandis que le parti Pastef les considère comme une «révolution». Peu importe l’étiquette qu’on leur appose, une réalité demeure : le Peuple sénégalais a payé un lourd tribut. Des pertes humaines, matérielles, sociales ont profondément marqué la société, affectant tant le secteur public que privé, ces derniers étant d’ailleurs parmi les plus durement touchés. Dans ce contexte de tensions, le Président Macky Sall, soucieux de préserver la stabilité nationale et d’assurer une transition démocratique apaisée, a fait voter, malgré des oppositions fortes au sein de l’opinion publique, la loi d’amnistie. L’objectif était clair : permettre la libération de près de 1000 détenus affiliés au parti Pastef, et surtout donner à Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko la possibilité de participer à la campagne électorale. Le résultat ? Bassirou Diomaye Faye est aujourd’hui président de la République. Sans cette loi d’amnistie, qui sait si l’histoire aurait pris le même tournant ?

Pourtant, une fois au pouvoir, Ousmane Sonko s’était engagé à faire abroger cette loi afin de laisser la justice faire son travail et situer les responsabilités de chacun. Une promesse perçue comme un souffle d’espoir pour ceux qui considèrent que la réconciliation nationale ne peut se construire sur l’impunité. Car la paix durable passe par la justice, la vérité et la responsabilité. L’exemple de l’Afrique du Sud après l’apartheid est souvent cité. Albie Sachs, juriste et militant de l’Anc, avait défendu l’idée d’une «vengeance douce» : non pas par la répétition des souffrances, mais en bâtissant la paix à travers un processus rigoureux de justice transitionnelle. La Commission vérité et réconciliation, en documentant les crimes, en établissant les faits, en identifiant les auteurs et les victimes, a permis de cicatriser les plaies du passé. Cette démarche de vérité a conduit à un pardon conscient et à une cohésion nationale renouvelée. C’est ce que beaucoup de Sénégalais espéraient voir émerger sous le leadership de Sonko. Mais la réalité actuelle semble bien loin de ces aspirations. Pre­mièrement, le communiqué sur les 108 millions de francs Cfa destinés aux ex-détenus et aux victimes de la période pré-électorale soulève des interrogations. Certains y voient des détournements de procédures, des décisions opaques qui mettent à mal le credo du Jub-Jubal-Jubanti. Comment peut-on gérer l’argent du contribuable sans transparence, sans consultation, ni même information du public ? Deuxiè­mement, la récente décision d’indemniser chaque famille à hauteur de 10 millions de francs Cfa, en plus d’autres avantages financiers, suscite des questions légitimes. Certes, il est important de réparer les préjudices, mais à quel prix et sur quelles bases ? Les vraies questions à se poser : et les banques saccagées ? Et les entreprises privées ruinées ? Et les biens publics, notre patrimoine commun ? Ces pertes ont-elles été évaluées avec la même rigueur ? Qui prendra en charge ces réparations ? L’État ? Le contribuable ? Au-delà de l’indemnisation : quel rôle pour la justice ? Qui doit indemniser et sur quelles bases légales ? La justice sénégalaise est-elle reléguée au second plan ? Le Jub-Jubal-Jubanti est-il devenu un simple slogan ? Si chacun décide de se faire justice, n’est-ce pas là la négation même de la justice ? Et la cohésion sociale fracturée ? Loin d’être un simple débat politique, ces questions touchent au cœur de notre contrat social. Le Sénégal mérite une justice équitable, non pas une justice sélective, dictée par des intérêts partisans ou conjoncturels. La réconciliation nationale ne peut être authentique sans un travail de vérité, de justice et de mémoire.

 Ramatoulaye SECK  – Journaliste
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