La multitude de chansons que les artistes ont dédiées à la lutte contre le coronavirus repose en substance la question de l’influence sociale des artistes, selon le Dr Abdoulaye Niang, enseignant-chercheur à l’Ufr Civilisation, religion, art et culture (Crac) de l’Université Gaston Berger (Ugb).

Ce qu’on constate au Sénégal ces dernières semaines, c’est une multitude de clips de sensibilisation réalisés par les artistes. Est-ce que cela peut avoir un impact sur la lutte contre le coronavirus ?
Je pense que cela peut avoir des effets. Vous me permettrez de rappeler qu’on est dans un contexte qui remet en selle la question controversée de l’utilité sociale de l’art, avec en arrière fond celle de l’influence sociale des artistes et particulièrement de la musique puisque ce sont les musiciens qui semblent être les plus visibles dans le présent cas. Même s’ils ne sont pas les seuls. De fait, des graffiteurs comme Docta, le Collectif The RBS Crew ont produit des œuvres qui ont pour objectif de sensibiliser les populations par rapport à la dangerosité du virus et à la nécessité de se mobiliser contre ce virus. C’est d’abord cette question-là qui est posée : voir l’art pas seulement comme un vecteur de distraction, mais comme une activité qui a la capacité et même l’obligation morale de sensibiliser. Il y a une dimension de l’art comme activité éminemment sociale. Est-ce que ça peut avoir un impact ? Je pense que oui, même si on peut se demander jusqu’à quel point et auprès de quels publics. Parce que ces personnes qui s’emparent de ce discours de sensibilisation, en l’occurrence des musiciens en majorité ici, c’est souvent un profil de gens célèbres, connus qui peuvent être des leaders d’opinons et qui pourraient valablement être des relais de la communication relative au Covid-19. D’autant plus que le message est délivré sur une forme assez digeste et attractive. C’est musical, c’est visuel. Cela aide à bien recevoir le message, si tant est qu’on ne noie pas le message dans le package.

Ils sont dans leur rôle, mais on voit chaque artiste faire son clip de son côté. Ne faudrait-il pas plus de préparation, de synergie ?
Ce serait l’idéal, mais il y a quand même des dynamiques unitaires. La plupart de ces productions se faisant de manière collective. Quand vous avez Fagaru ci corona, une des premières initiatives portées par des artistes qui sont impliqués dans le mouvement Y’en a marre comme Simon, Fou Malade, Fuk N Kuk, etc. Si vous prenez Daan corona, c’est aussi un collectif qui est même plus large. Et on y retrouve Simon et Fou Malade qui ont rejoint le groupe des Awadi, Youssou Ndour, Idrissa Diop, etc. Au-delà du Sénégal, dans d’autres pays, c’est la même dynamique qui est observée. Que ce soit en Ouganda avec Bobi Wine, un artiste qui est devenu député, au Mali, au Burkina Faso etc. Donc généralement, je pense qu’il y a des cadres plus ou moins unitaires qui se constituent même si l’on pourrait toujours rêver bien sûr d’une sorte de super groupe au sein duquel l’on retrouverait l’essentiel des artistes. Mais ce serait aussi très difficile à réaliser. Ce n’est pas mauvais que l’on puisse avoir plusieurs pôles, genres et représentations si tant est que parmi tous ces discours on puisse avoir une certaine cohérence globale. C’est vital, lorsqu’on fait de la communication de crise, de donner la bonne information, celle qui est la plus essentielle à retenir. Je pense que c’est là où se situe l’un des grands enjeux face à cette multiplication de facto des pôles de communication. S’assurer que ce que l’on dit, ce que l’on montre est vraiment conforme à cet essentiel.

Il y a le cas de Fatou Laobé dont le clip est devenu un objet de moquerie. C’est une bonne ou mauvaise chose que les jeunes en aient fait un challenge sur tiktok ?
Ce n’est pas si simple. Il y a toujours un risque potentiel lorsqu’on communique. Et avec en plus des outils de communication devenus extrêmement disponibles avec les fameux réseaux sociaux, bien entendu il peut y avoir ce qu’on appelle des détours d’usage ou des usages déviants. Ainsi, on peut créer une chose pour une finalité bien précise et cette chose peut prendre une direction tout autre finalement. Il peut y avoir détournement d’objectif et on peut les utiliser pour s’amuser. Ce sont des choses qui sont difficiles à contrôler. Est-ce que cette popularité-là peut être bénéfique ? Honnête­ment, puisqu’on est en face d’un processus en cours en plus, je ne sais pas. Dans tous les cas, ce jeu de détournement peut aller tellement loin que l’on peut en oublier le message originel et son sens.

Que pourrait organiser le ministère avec les artistes sénégalais pour soutenir la lutte ?
Ce que le ministère pourrait faire par exemple, surtout que les artistes sont plutôt en verve actuellement, ce serait d’animer des sessions peut-être sous forme de fora ou d’ateliers aux fins de sensibiliser les artistes sur les points sur lesquels il faudrait insister. Les aspects sur lesquels il faut éviter de se tromper. Certains de ces artistes sont souvent plus écoutés que des spots ou propos tenus par des officiels que l’on passe dans les médias classiques et sur internet certes utiles, mais souvent moins impactant.

En s’engageant dans cette sensibilisation, les artistes ne sont-ils pas en train de s’assurer de la visibilité et des sources de revenus aussi ?
Une bonne partie de ces artistes n’engrange pas les recettes issues de ces productions. La plupart en font don. Dans l’exemple de Daan corona qui est loin d’être le seul cas à s’inscrire dans cette perspective, il est prévu que les recettes issues de cette création artistique soient reversées au ministère en charge de la Santé et de l’action sociale. Récemment, pour le concert initié du 18 au 19 avril 2020 par Lady Gaga, l’Oms et Global citizen, ils ont pu compter sur au moins 127 millions de dollars d’engagement en dons. Toutefois, il n’est pas exclu que pour certains artistes, de telles implications en faveur officiellement de la communauté soient en même temps synonymes de recherche de visibilité, de marketing social, de légitimité peut-être. Ce que je peux dire et je le dis avec beaucoup de prudence, c’est qu’il est extrêmement rare, pour ne pas dire utopique, de voir des acteurs mobilisés pour exactement les mêmes raisons. Dans un collectif, sous les dehors d’une mobilisation en faveur exactement des mêmes objectifs, il y a très probablement des logiques sous-jacentes à l’œuvre.