Plus loin avec… – Dr Abdoukhadre Sanoko, sociologue : «Ces jeunes ont fini de tuer le complexe du sot métier»

L’Unité de coordination et de gestion des déchets solides (Ucg), dans le cadre du programme Xëyu ndaw ñi, emploie aujourd’hui des milliers de jeunes. Le sociologue Abdou Khadre Sanoko analyse les mutations qui peuvent expliquer cet élan vers ce secteur de la propreté et le rapport que les populations ont avec leur cadre de vie. De plus en plus de jeunes sont aujourd’hui intéressés par un emploi à l’Ucg ou au sein de structures similaires.Par Abdou Rahim KA – Qu’est-ce qui, selon vous, explique cet élan vers ces métiers qui jadis n’attiraient que très peu ou étaient considérés comme dévalorisants ?
Ces jeunes Sénégalais ont fini de tuer le complexe du sot métier. Pendant plusieurs décennies, au Sénégal, on a regardé d’un œil désapprobateur ceux qui s’adonnaient à ce genre de travail. Aujourd’hui, par la force des choses, la perception a évolué. La société a finalement accordé une caution sociale à ce genre d’activités. Avec toutes les vicissitudes des temps modernes, les gens ont compris une bonne fois pour toutes qu’il n’a jamais existé de sot métier. Ces emplois permettent à ceux qui les exercent de répondre aux besoins quotidiens de leur ménage et d’avoir une certaine autonomie. La dureté de la vie a convaincu les plus sceptiques que le plus important, c’est de trouver un travail, d’avoir un gagne-pain, dignement et légitimement. Ce qui compte, c’est de pouvoir gagner sa vie à la sueur de son front. Il faut aussi dire que nous appartenons à une société «opportuniste». Ce qui intéresse les gens ce n’est pas ce que vous faites, mais ce que vous parvenez à réaliser. Quand la société l’accepte, quand eux-mêmes ils ont tué ce sentiment de complexe, fondamentalement ça devient plus facile de pouvoir évoluer dans ce secteur. Cependant, il y a toujours des résistances. Je croise beaucoup de jeunes femmes, par exemple, qui se camouflent presque pour faire ce genre de métiers parce qu’elles n’ont pas encore intériorisé le fait que non seulement du point de vue économique cela nous permettait d’avoir une autonomie, et une autonomie c’est une certaine liberté, un épanouissement, mais au-delà de cela, ce sont des métiers aujourd’hui perçus par la société comme étant très utiles. Cette utilité sociale a fini de créer un sentiment de respect de la part de la population vis-à-vis de tous ces acteurs.
Les gens, dans leur conscience collective, ont fini de comprendre que c’est un pan extrêmement important et indispensable pour la marche de la société et ceux qui y contribuent ne peuvent être vus que comme étant très valeureux. Les Sénégalais ont compris que cela demande du courage, de l’abnégation et une forte personnalité. La société sénégalaise intègre aujourd’hui le fait que, quel que soit le métier exercé, l’essentiel est de s’épanouir financièrement et de façon licite. Cette légitimation de la société donne naturellement plus de courage et pousse plus de jeunes à s’engager dans ce secteur.
Quelque part aussi, les travailleurs sont en tenue, portent des gants. Ils ont un équipement complet. Cela peut aussi attirer et expliquer pourquoi les gens se bousculent même parfois pour trouver un poste dans ce domaine.
Comment analysez-vous le rapport que les Sénégalais ont avec le cadre de vie ?
Ce rapport est lié à la perception que nous avons de l’espace public, de la chose publique. Cet espace est considéré comme un espace que nous pouvons envisager et investir comme nous le voulons, du moment qu’il ne s’agisse pas de notre maison. J’ai l’impression que le cadre de vie est souvent perçu comme un dépotoir, une poubelle prête à recevoir toutes sortes d’agressions. Nous pouvons le constater à travers les épaves de voitures, les lignes suspendues dans les ruelles, les dos d’âne improvisés un peu partout, les animaux domestiques attachés en pleine rue. Quand on a des ordures qui s’amoncellent dans nos maisons, cela ne nous gêne pas de les déverser dans la rue quand personne ne nous voit. On profite de l’hivernage pour vider nos fosses septiques afin que le contenu se confonde aux eaux de pluie. Certains se permettent de déverser les eaux issues de la vaisselle ou de la lessive dans la rue, sans que rien ne se passe. Tous ces éléments montrent que le Sénégalais n’est pas assez bienveillant envers son cadre de vie. En plus, il n’accepte aucune critique, aucune sensibilisation, ni plaidoyer invitant à respecter et préserver cette chose que nous partageons tous. L’orthodoxie, qui voudrait que le cadre de vie soit considéré comme le champ dans lequel nous évoluons et devons préserver pour notre bien-être, n’est pas respectée. Il y a aujourd’hui une crise de la citoyenneté. Quand vous n’avez pas de culture civique, vous ne pouvez pas respecter votre cadre de vie. Le revers de la médaille est toujours ressenti parce que le non-respect du cadre de vie expose le citoyen à des dangers de toutes sortes et ça nous le voyons en permanence au sein de notre société.
Comment changer les comportements et résorber cette «crise de la citoyenneté», si comme vous le dites, le Sénégalais est réfractaire à toute critique ou sensibilisation ?
Je pense qu’il faut impliquer les leaders communautaires. Par leaders communautaires, j’entends spécifiquement les leaders religieux et confrériques.
Ce sont les plus aptes à convaincre les Sénégalais, à les amener à une intériorisation de la culture à la citoyenneté. Si nous voyons de grands prescripteurs faire de la sensibilisation et joindre tout cela à des actes, les choses peuvent évoluer. On peut, à travers des spots ou des documentaires, montrer des religieux, des syndicalistes ou même des musiciens prendre à bras-le-corps cette problématique et inciter au respect du cadre de vie. Le Sénégalais est très attaché à son marabout. La remarque que je fais est qu’il n’y a que les marabouts qui peuvent appeler les Sénégalais à une mobilisation collective par rapport à des réalités quelconques. Ils peuvent donc les inciter à avoir une approche beaucoup plus respectueuse de leur environnement. Pour moi, l’école a échoué comme agent de socialisation. Dans les curricula, nous avons vu les leçons de morale ou d’instruction civique, mais rien n’a changé. Les mieux instruits sont parfois même les plus enclins à manquer de considération vis-à-vis du cadre de vie. A mon avis, il faut changer d’approche et confier cette responsabilité aux leaders religieux ou coutumiers.