Human rights watch vient de publier un rapport sur la situation des talibés au Sénégal. L’enquête menée par cette Ong montre qu’ils sont toujours victimes de mauvais traitements comme les violences sexuelles ou la torture, entraînant même parfois la mort. Dans cet entretien, Lauren Seibert, chercheuse adjointe division Afrique de Human rights watch, revient sur la réalisation de ce document, le choix de 4 régions du Sénégal et de l’échantillonnage.

Vous venez de publier un rapport accablant sur la situation des talibés au Sénégal. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à faire cette enquête ?
Comme l’a dit M. Wane (Mamadou), coordinateur de la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (Ppdh), «tout le monde sait qu’il y a une souffrance énorme dans certains daaras». Toutefois, malgré cette conscience publique, les daaras ne sont toujours pas réglementés et les lois sénégalaises interdisant la maltraitance d’enfants et l’exploitation de la mendicité d’autrui ne sont pas systématiquement appliquées à l’encontre des maîtres coraniques, ou soi-disant maîtres coraniques, responsables de pratiques abusives. Nous ne sommes pas contre l’enseignement coranique qui a une longue et riche histoire au Sénégal. Nous sommes contre la maltraitance des enfants et l’exploitation sous prétexte d’éducation qui persistent dans certains daaras. Et ces pratiques continueront inévitablement tant que les daaras ne sont pas réglementés et tant que ceux qui abusent ces enfants ne sont pas systématiquement tenus responsables. Nos recherches montrent que de nombreux enfants talibés continuent à être victimes de mauvais traitements, et certains d’entre eux meurent chaque année. Ce rapport est destiné à illustrer l’ampleur et la gravité persistante du problème, et la nécessité des actions concrètes de la part du gouvernement sénégalais pour protéger ces enfants dans tout le pays.

Pourquoi avez-vous choisi de vous rendre dans 4 régions alors qu’il y en a 14 au Sénégal ? 150 individus interrogés sur 88 talibés pour une enquête nationale, ne trouvez-vous pas l’échantillonnage faible ?
De nombreuses études et cartographies menées par des Ong ou par l’Etat dont plusieurs ont été citées dans notre rapport ont déjà établi la nature généralisée de ce problème. Nous avons basé nos déclarations sur l’ampleur du problème sur ces informations, puis mené des recherches dans quatre régions (Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Louga) où des abus à l’encontre des enfants talibés sont très fréquemment constatés, afin de contextualiser et de l’illustrer sur le plan humain, les dynamiques qui soulignent ce problème persistant, ainsi que son coût élevé. Plusieurs enfants talibés interrogés ont également été témoins des abus commis à l’encontre de dizaines d’autres enfants. De plus, en raison de la fréquence des déplacements et des mouvements migratoires des talibés, certains sont amenés par des parents ou un marabout d’une région à une autre, tandis que d’autres fuient un daara violent. Un grand nombre des talibés que nous avons interrogés dans une région avaient connu des abus dans une autre région. Et nous avons également interviewé par téléphone de nombreux travailleurs sociaux, experts dans la protection de l’enfance, et officiers de justice au-delà des quatre régions visitées.

Que sont devenus les talibés victimes d’abus sexuels ou de brimades ? Sont-ils toujours dans ces écoles coraniques ?
De nombreux talibés interviewés par Human rights watch avaient déjà fugué de leur daara en raison d’abus et ils étaient dans les centres d’accueil pour enfants. D’autres cas d’abus ont été décrits à Hrw par des experts (officiers de justice, travailleurs sociaux, etc.) qui avaient géré l’affaire et retourné l’enfant en famille. Mais un problème que nous avons constaté est que certains parents renvoient leur enfant dans le même daara où il était victime d’abus, ou dans un autre daara caractérisé par des abus. Et nous avons également constaté certains cas où des travailleurs sociaux ou autres responsables gouvernementaux ont choisi de négocier avec le maître coranique et renvoyer l’enfant dans le daara, surtout dans les régions qui manquent des ressources au niveau des services de protection de l’enfance ou qui manquent des centres d’accueil d’urgence.

Vous dites dans votre rapport qu’un «engagement durable de la part des autorités sénégalaises pour faire cesser la mendicité forcée et les abus, veiller à ce que justice soit faite et protéger les talibés s’est révélé difficile à concrétiser». Qu’est-ce qui explique cela ?
Le gouvernement du Sénégal a fait certains pas en avant sur cette question. Il a déroulé le programme de «retrait des enfants de la rue» à Dakar depuis 2016. Le pays dispose de législations nationales solides interdisant la traite des personnes et les abus à l’encontre des enfants, et les enquêtes et les poursuites engagées contre les maîtres coraniques auteurs d’abus ont augmenté à l’échelle du pays au cours des dernières années. Mais dans de nombreux cas, les enquêtes ont été abandonnées ou les chefs d’accusation ont été réduits. Et la portée, la cohérence et l’impact de l’initiative gouvernementale de retirer les enfants de la rue sont restés limités. On a constaté un manque de volonté politique suffisante pour faire cesser ces abus. Peut-être c’est lié à la forte influence sociétale de certains chefs religieux qui ont la perception erronée que parler des abus dans certains daaras est une façon de lutter contre l’islam. Mais les voix les plus fortes ne sont pas nécessairement les voix les plus représentatives. Il y a de nombreux maîtres coraniques et chefs religieux qui soutiennent la réforme du système des daaras afin d’assurer que les normes de santé et de sécurité, les droits des enfants soient respectés.

L’Etat a pris des mesures pour éradiquer la mendicité. Est-ce que cela a un impact sur la situation actuelle ?
Bien qu’il représente un pas dans la bonne direction, l’initiative du gouvernement visant à retirer les enfants des rues n’a eu qu’un impact limité. Puisque ce programme, jusqu’à présent, est resté limité à Dakar et n’a pas été assorti de poursuites en justice de ceux qui ont forcé ces enfants à mendier. Il n’a presque rien changé au nombre alarmant d’enfants talibés qui sont victimes d’exploitation, d’abus et de négligence à travers le pays. Un prochain rapport de Human rights watch permettra d’évaluer les mesures prises par le Sénégal en matière politique, judiciaire et de programmation en 2017 et 2018 pour venir à bout de la mendicité forcée des enfants, des conditions de vie dangereuses et d’autres abus perpétrés dans les daaras. Il s’agira de proposer au gouvernement une «feuille de route» pour protéger les enfants talibés et engendrer un changement durable.

dkane@lequotidien.sn