Le Parlement gambien a choisi le mois consacré à la célébration de la femme et de ses droits pour réexaminer la loi sur l’excision, précisément le 18 mars prochain. Une volonté de rétropédalage que n’apprécie pas l’Ong Grandmother project-changement par la culture. Son chargé des programmes, Mamadou Coulibaly, considère que cela constitue une menace sur les efforts d’élimination de cette pratique dans la région de Kolda, frontalière à ce pays.Un parlementaire gambien a proposé le réexamen, le 18 mars prochain, de la loi interdisant l’excision. En tant qu’organisation de protection et de promotion des droits des filles, quels commentaires cela vous inspire ?

A mon avis, c’est une initiative insensée, car elle va à l’encontre des droits humains. Chaque fille, chaque femme a le droit d’être protégée contre cette pratique néfaste aux conséquences dévastatrices. D’ailleurs, c’est pourquoi les Mgf sont désormais inscrites dans le Programme mondial de développement, particulièrement grâce à la cible 5.3 des objectifs de développement durable (Odd) qui appelle à éliminer cette pratique d’ici à 2030.

L’interdiction des Mgf depuis 2015 en Gambie est un acquis très important dans la lutte contre les violences basées sur le genre, que l’on doit préserver. Nous savons tous que malgré la loi interdisant l’excision votée dans ce pays sous le règne de Yahya Jammeh, 73% de femmes et de filles ont été excisés en Gambie, selon the Demographic and health surveys (Dhs) 2019-2020. Tout comme au Sénégal, la pratique est très répandue et touchait 25% des femmes de 15-49 ans selon l’Eds, malgré la loi votée en 1999. Comme vous le savez, nous partageons de nombreux points communs avec la Gambie, en termes de langue, de religion dominante (plus de 90% de musulmans dans les deux cas), d’activités de subsistance, de pratiques culturelles, de paysage et de climat, etc. Cette levée pourrait avoir un impact négatif sur tous les efforts fournis dans le cadre de l’élimination de cette pratique au Sénégal et dans la région de Kolda en particulier, surtout au moment où le Sénégal s’est doté d’une Stratégie nationale pour l’abandon des mutilations génitales (2022-2030).

Qu’est-ce qui peut expliquer ce revirement ?
A mon avis, plusieurs facteurs peuvent expliquer ce revirement. Nous savons tous que malgré l’existence de la loi, la pratique était menée en cachette, parce que les normes sociales liées aux Mgf sont très ancrées dans les valeurs et traditions culturelles des populations sénégambiennes. Aussi, nous savons que pour cette question, les pesanteurs culturelles sont plus puissantes que la réalité juridique et/ou institutionnelle. En effet, il y a un écart énorme entre ces deux réalités. Certains groupes ethniques sont très arrimés à leur culture. En Gambie, la majorité ethnique est composée de Mandinkas, qui pratiquent presque universellement l’excision. D’ailleurs, dans l’histoire, on a noté que plusieurs ethnies qui font la pratique ont été influencées par les Mandingues, c’est le cas de certains Diolas en basse Casamance. Donc, je pense que ce revirement peut avoir un soubassement culturel, même si dans ce pays, des religieux ont soutenu que c’est une recommandation religieuse. Un argument qui n’est pas fondé, selon plusieurs érudits en islam. Sous ce rapport, nous pouvons affirmer, sans ambiguïté, que les interventions qui ne prennent pas en compte suffisamment les valeurs et les rôles culturels dans leurs stratégies qui cherchent à influencer les normes sociales liées aux Mgf ont peu de chances de réussir. Dans le cas de la Gambie, la question qui taraude notre esprit est celle-là : est-ce que les stratégies ont pris en compte ces déterminants socio-culturels ? Par exemple, une étude réalisée (parue en 2011) par des experts et coordonnée par Bettina Shell-Duncan au Sénégal et en Gambie a fait ressortir le rôle crucial joué par les femmes âgées dans la perpétuation de cette pratique, surtout en milieu mandingue. D’ailleurs, un passage de ce rapport indique clairement ceci : «…

L’investissement des femmes dans la perpétuation de la pratique de l’excision sert à perpétuer la position structurelle et l’influence des femmes âgées. C’est au sein de cette hiérarchie de pouvoir que les jeunes femmes subissent l’excision.» Cette étude montre à suffisance l’importance et la nécessité d’impliquer les femmes plus âgées dans les stratégies de réduction des Mgf, mais si cela n’est pas fait, on passe à côté. Dans notre cas, c’est un groupe essentiel qui est impliqué et valorisé.

La promulgation de la loi était-elle un besoin populaire ou c’était une volonté d’un régime dictatorial ?
Je ne sais pas réellement si c’est un besoin exprimé par les communautés. A mon avis, c’est un parlementaire qui est attaché à sa culture et qui exprime sa volonté de lever l’interdiction de la pratique de l’excision. Normalement, dans un Etat de Droit, si la proposition de loi faite par ce parlementaire n’agrée pas la majorité de la population, cette dernière devait se faire entendre à travers les médias ou, au besoin, organiser un sit-in au niveau de l’Assemblée nationale le jour de l’examen de ladite loi pour exprimer vivement son désaccord. Nous devons suivre l’actualité pour voir l’attitude des Gambiens face à cette proposition de loi, le 18 mars prochain. Je pense que le régime de Yahya Jammeh a imposé cette loi aux Gambiens. Comme vous le savez, personne n’avait le courage de le défier. C’est pourquoi je suis presque sûr qu’il n’a pas cherché à consulter les dignitaires ou les religieux pour voter cette loi, en 2015, interdisant la pratique de l’excision.

Pourquoi croyez-vous que cette idée a pu germer dans l’esprit de ce parlementaire gambien ?
Certainement, il n’a pas été seul dans son idée. Pour moi, il est soutenu par un groupe ou des groupes. Vous savez, les normes liées aux Mgf sont collectives, et ce sont des règles invisibles qui sont très puissantes dans une société. L’individu, quel que soit son niveau, il reste un être de culture. Par conséquent, si ce parlementaire a eu le courage de poser cet acte, c’est peut-être parce qu’il a eu l’onction de groupes sociaux et même de certains dignitaires religieux. En tant qu’être issu d’un groupe social, il subit cette influence culturelle.

Votre association lutte contre l’excision, revenez sur votre approche et ses résultats sur le terrain.
Oui, Grandmother project- changement par la culture aborde la question de l’excision dans une approche holistique et systémique. Notre approche, dénommée «approche de changement par la culture», prend en compte les rôles et valeurs culturels des communautés. Les aînés de façon générale et les grand-mères en particulier jouent un rôle central dans les discussions en rapport avec le changement de normes sociales liées aux Mgf. Pour la question de l’excision, nous sommes d’accord que les aînés, surtout les grand-mères ou les femmes plus âgées sont les gardiennes de cette pratique.

Cela dit, nous avons favorisé la création d’espaces de dialogue entre 3 générations de femmes et d’hommes pour discuter de plusieurs questions qui sont en rapport avec le développement holistique des filles et des garçons incluant les sujets suivants : éducation/scolarisation, mariage des enfants, grossesses précoces, Mgf, châtiment corporel.

Ces espaces de dialogue ont renforcé la cohésion et la confiance entre les différents groupes, et une recherche collective de solutions aux différents problèmes auxquels ils sont confrontés. Les réflexions ont abouti à un consensus autour des actions à entreprendre pour promouvoir les pratiques positives et abandonner les pratiques néfastes, y compris l’excision.

Dans notre stratégie, les leaders formels et informels sont acteurs de changements au sein des familles et des communautés. Nous renforçons les capacités des grand-mères leaders pour conforter leur confiance afin qu’elles soient des actrices de changement. C’est pourquoi, dans notre programme de lutte contre l’excision, compte tenu de leur influence, les Gml ont amené les communautés à accepter collectivement d’abandonner la pratique de l’excision. Aussi ont-elles senti la nécessité d’amener les aînés/hommes à approuver l’abandon de la pratique. Les leaders communautaires religieux sont aussi invités à s’exprimer, ainsi que les agents de la santé. Pour nous, il ne s’agit pas de forcer l’abandon, mais il s’agit de susciter la réflexion pour que les communautés elles-mêmes décident d’abandonner. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous enregistrons, dans certaines des communautés partenaires, des cas de jeunes filles qui ont été sauvées de la pratique de l’excision grâce aux différentes séances de dialogue et de discussion.

Pour terminer, j’aimerais simplement dire ceci : les stratégies d’abandon de l’excision qui impliquent seulement les jeunes et les mères, et qui n’impliquent pas les grands-mères, les gardiennes de cette tradition, peuvent accroître la résistance de ces grands-mères et d’autres aînés à l’abandon. Aussi, les communautés sont plus réceptives à une approche de communication basée sur le dialogue, plutôt que sur des messages qui prescrivent l’abandon de l’excision.