Plus loin avec… Mamadou Guèye, journaliste mauritanien, consultant senior en Communication : «Le Président ivoirien a joué un rôle pivot en entraînant une partie de l’Uemoa pour l’élection de Tah»

Comment analysez-vous l’élection de Sidi Ould Tah à la tête de la Bad ?
L’élection du Mauritanien Sidi Ould Tah à la présidence de la Banque africaine de développement (Bad), le 29 mai 2025, représente bien plus qu’une simple passation de pouvoir. C’est le couronnement d’une stratégie diplomatique maîtrisée, un hommage à la compétence africaine et une victoire pour l’approche mauritanienne du leadership -discrète mais redoutablement efficace. Ce succès, orchestré sous l’impulsion du Président Mohamed Ould Ghazouani, mérite une analyse approfondie tant il offre des leçons en matière de gouvernance continentale.
Est-ce que son «parcours d’exception» a facilité cette élection ?
Sidi Ould Tah n’est pas un novice dans les arcanes du développement africain. Son curriculum vitae témoigne d’une carrière dédiée aux finances continentales : il a été ministre de l’Economie et des finances de Mauritanie (2008-2015), il a piloté la reconstruction des réserves de change du pays et maîtrisé l’inflation durant une période économiquement troublée et assuré un leadership transformationnel dans ce pays. A la tête de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (Badea) depuis 2015, il a quadruplé le bilan de l’institution (de 4, 2 à 20 milliards de dollars), obtenu une notation AAA et lancé avec succès le premier eurobond de 500 millions de dollars en 2024. C’est un visionnaire du développement. Il est polyglotte (français, anglais, arabe), a multiplié par 12 les approbations de financements et par 8 les décaissements à la Badea, tout en modernisant radicalement ses processus.
Quelle a été la stratégie gagnante, comment Nouakchott a convaincu l’Afrique ?
L’élection à la Bad n’était pas gagnée d’avance. Le succès de Tah repose sur une campagne diplomatique minutieusement orchestrée : il y a eu des soutiens-clés : la Côte d’Ivoire (dont l’influence en Afrique de l’Ouest est cruciale), le Nigeria (premier contributeur africain), la Tunisie, le Congo-Brazzaville et le Bénin ont rallié sa cause. Il y a eu le quadrillage diplomatique qui a été mené : le ministre mauritanien des Finances Sid’Ahmed Ould Bouh a multiplié les déplacements pour tisser des alliances, jusqu’à obtenir le soutien de puissances non africaines comme la France et l’Espagne.
Il faut aussi se souvenir de la capitalisation sur le mandat Ua. Le Président Ghazouani a habilement utilisé son récent mandat à la tête de l’Union africaine pour consolider les réseaux nécessaires. Contre toute attente, cette stratégie a permis à Tah de remporter 76, 18% des voix au troisième tour, avec un score encore plus impressionnant de 72, 37% parmi les pays africains.
Pourquoi cette élection marque un tournant ?
Elle marque un tournant à plusieurs titres : il y a un retour des francophones, après 10 ans de présidence anglophone (le Nigérian Adesina), elle rééquilibre les dynamiques linguistiques continentales. Il y a la reconnaissance des petits pays : la Mauritanie, avec seulement 4, 5 millions d’habitants, prouve que le leadership africain ne se mesure pas à la taille démographique ou économique. C’est le triomphe du mérite, comme le note Financial Afrik qui l’avait désigné «Financier africain de l’année» en 2024, Tah incarne l’excellence technique plus que le clientélisme politique. L’accession de Sidi Ould Tah à la tête de la Bad offre plusieurs enseignements : il y a d’abord l’efficacité discrète qui paie plus que les annonces médiatiques tapageuses. Son style feutré contraste avec le flamboyant Adesina, mais a convaincu. Ensuite, il faut une préparation minutieuse : son travail à la Badea pendant 10 ans a servi de démonstration de ses capacités. On est convaincu aujourd’hui que l’Afrique sait choisir ses leaders sur la base de la compétence plus que des seuls rapports de force géopolitiques. Comme le déclarait Tah après son élection : «Je vous remercie pour cette confiance dont je mesure la responsabilité.» Une phrase simple qui résume l’humilité et la détermination de cet économiste qui porte désormais les espoirs de tout un continent. La Mauritanie, à travers ce succès, montre que dans le concert des nations africaines, chaque voix compte lorsqu’elle s’exprime avec persévérance et compétence.
Quels sont les défis du nouveau président ?
Ce sera dans la continuité et l’innovation. Sidi Ould Tah hérite d’une institution en pleine croissance (capital triplé sous Adesina pour atteindre 318 milliards de dollars), mais face à des défis immenses. Concernant les financements innovants ? Il assurait qu’un euro dépensé par la «Bad doit pouvoir en mobiliser dix», plaidant pour une meilleure coordination avec les autres institutions financières africaines. S’agissant de la jeunesse africaine, il place l’emploi des jeunes et l’appui aux Pme féminines comme priorité absolue. Il y a aussi la résilience climatique, qui est l’un de ses quatre axes prioritaires, avec la diversification économique et l’inclusion financière via les fintechs. Face à une géopolitique complexe : il devra composer avec les réticences américaines (qui veulent retirer 500 millions de dollars des fonds pour les pays pauvres), tout en maintenant l’unité africaine.
Par Bocar SAKHO-bsakho@lequotidien.sn