De la vingtaine d’entretiens réalisés à la centrale de Poissy, en France, avec l’ex-star du terrorisme international, Laszlo Liszkaï a tiré un ouvrage où l’on suit les traces sanglantes du «Chacal». Jeune Afrique a choisi de revenir sur des épisodes marquants de sa vie.
S’il avait pu écrire sa propre fin, le Chacal aurait mordu la poussière, Tokarev au poing, un trou sanglant à la boutonnière, plombé par un superflic ou un commando d’espions à la solde de l’Empire. La police française ne lui a pas laissé cette grâce. «Balancé» par ses protecteurs soudanais, Ilich Ramírez Sánchez, alias Carlos, star internationale de l’ancienne scène terroriste, s’est retrouvé saucissonné dans un sac de jute à Khartoum le 14 août 1994, pour un aller simple vers la case prison, où il moisit depuis vingt-trois ans.
Il n’est pas près d’en sortir : condamné deux fois à la perpétuité, en 1997 et en 2011, il l’a été une troisième fois en mars 2017 pour l’attaque qui a fait deux morts au Drugstore Publicis en 1974. De profundis, le Vénézuélien a livré au journaliste Laszlo Liszkaï le souvenir de son parcours débridé dans un monde coupé par le rideau de fer où l’hyper-terrorisme d’Al-Qaïda n’existait pas, où la cause palestinienne se défendait encore à la dynamite.
Le monde de Carlos… selon Carlos !
De la vingtaine d’entretiens réalisés à la centrale de Poissy avec le Chacal, Liszkaï a tiré un ouvrage, Le Monde selon Carlos, où l’on suit les traces sanglantes du desperado du Front populaire de libération de la Palestine-Opérations extérieures (Fplp-Oe). L’ouvrage se lit comme un roman policier, et l’auteur ne manque pas de souligner dans l’avant-propos qu’il y décrit «comment est le monde de Carlos… selon Carlos !».
Loin de l’image du révolutionnaire hirsute en baskets des seventies, le Chacal y apparaît en dandy gominé aux costumes impeccables, voyageant exclusivement en première, se faisant livrer ses repas par les meilleurs restaurants dans de confortables villas, sillonnant Budapest la communiste en Mercedes dorée, puisant à pleines mains dans le butin révolutionnaire pour assurer son train de vie, multipliant les conquêtes féminines. On pourrait y voir un personnage de fiction, prince Malko de la révolution ou 007 au service de l’Olp, n’étaient les 1 500 victimes que le maître terroriste revendique sans remords. Extraits.
Décembre 1975 : vers La Mecque des révolutionnaires
Le ministre saoudien Ahmed Zaki Yamani et l’Iranien, l’ancien patron de la redoutable Savak, Jamshid Amouzegar, ne savent pas qu’ils sont condamnés à mort. Carlos, dès le début de la planification de l’opération, se porte volontaire pour exécuter la sentence et être le bourreau s’il le faut. La peine de mort a été prononcée par les trois sponsors principaux de l’opération : la Libye de Kadhafi, l’Olp de Arafat et le Fplp.
Les explications des commanditaires sur les raisons de ces mises à mort étaient assez confuses et contradictoires. Le cas de l’ancien chef de la Savak était plus évident. En réalité, Jamshid Amouzegar n’a jamais été le directeur de la Savak, mais le ministre de l’Intérieur. En fait, il n’y a pas de contrat spécifique sur sa tête, mais il est là et il doit être liquidé juste pour la cause.
En ce qui concerne cheikh Yamani, le colonel Kadhafi lui reprochait de feindre son engagement envers la solidarité arabe. De fait, l’Arabie Saoudite a largement bénéficié des contrats juteux venant des grandes compagnies occidentales. Par ailleurs, le Guide libyen, en accord avec le Fplp, ne lui pardonne pas d’avoir présenté Yasser Arafat au roi Fayçal. Il était convaincu que ce sont les pétrodollars saoudiens qui avaient boosté le Fatah et fait basculer l’Olp dans le camp anti-nassérien soutenu par la Libye.
Arafat, quant à lui, voulait la mort de Yamani, parce que c’est lui qui avait accompagné le prince Fayçal Al-Chammari au cabinet royal, où il a ensuite abattu son oncle, le roi Fayçal. Pour Arafat, le cheikh Yamani était responsable du changement de la politique antisioniste du royaume wahhabite après l’assassinat du roi Fayçal, l’inventeur de l’arme du pétrole. Tant de rancune pour une mise à mort. Cette commande ne sera pas non plus exécutée.
Négociations au téléphone
Revenons sur le pays de l’attentat, l’Autriche, pays neutre. Sa priorité est plutôt un départ des terroristes sans vague. Salem, qui entre-temps redevient Carlos, discute les modalités de départ avec le ministre de l’Intérieur. Karl Blecha les accompagne même en bas de la passerelle du Dc-9 autrichien.
L’avion décolle le lendemain matin, le 22 décembre 1975, avec les pilotes autrichiens, les six membres du commando, dont Klein (membre des cellules révolutionnaires ouest-allemandes), blessé, avec son médecin et une soixantaine d’otages, dont onze ministres. Direction l’Algérie.
Aucun des pays amis, y compris le commanditaire libyen, ne veut laisser atterrir l’avion. L’Olp de Arafat se désolidarise «officiellement» de l’action terroriste de l’organisation, jusqu’ici inconnue, nommée Bras de la révolution arabe. Le Fplp fait la même chose. C’est une des règles du jeu, les sponsors sont les plus critiques en public. Le chancelier Kreisky, profitant de ses relations privilégiées avec les pays arabes, obtient l’accord du Président algérien Houari Boumédiène pour faire atterrir l’avion avec les otages et leurs geôliers à Alger.
A Alger, Carlos quitte l’avion et entre en pourparlers avec ses hôtes dans une ambiance de plus en plus détendue. Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, le colonel Ahmed Draia, directeur de la Sûreté générale, et le colonel Mohammed Benahmed Abdelghani, ministre de l’Intérieur, obtiennent la libération des otages non arabes. Hans-Joachim Klein est transféré dans un hôpital militaire algérien.
«Nous devions refuser toute transaction financière pour ne pas mettre en danger l’opération»
Carlos reste cinq heures avec les responsables algériens dans le salon Vip de l’aéroport. Bouteflika est en ligne avec le prince héritier saoudien Fahd qui propose 50 millions de dollars pour la vie sauve de son ministre Yamani.
«Sur le coup, j’ai refusé l’offre. Au début, Kamal Kheir-Beik (haut responsable du Parti social nationaliste syrien et coorganisateur de l’opération) a suggéré d’exiger une rançon, mais Abou Hani (nom de guerre de Wadi Haddad, fondateur et chef du Fplp-Oe) était contre. Il a dit que nous devions refuser toute transaction financière pendant l’opération pour ne pas mettre en danger son déroulement. Les Etats concernés devraient payer après et ça devait être comme ça.»
Pendant ce temps, sur l’autre téléphone, c’est le colonel Draia qui discute. Au bout de la ligne se trouve Abbas Ali Khalatbari, ministre iranien des Relations extérieures. «Pendant la négociation, il est appelé par le Chah qui passe la communication à son Premier ministre, Abbas Amir Hoveida, qui accepte le principe de payer 25 millions de dollars. Mais j’ai appliqué la ligne de conduite demandée par Abou Hani et je n’ai pas accepté.»
A Tripoli, mauvaise surprise
Les Algériens obtiendront que les Saoudiens mettent à la disposition de Carlos un Boeing 707 plus puissant que le Dc-9 autrichien. «L’opération devait durer, dans les conditions prévues, entre sept et dix jours, jusqu’à la fin d’une réunion extraordinaire des ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe, au Caire, pour dénoncer les ‘’accords du kilomètre 101 du Sinaï’’ entre l’Egypte et Israël qui avaient ouvert le chemin de la trahison.» Une fois de plus, rien ne se passe comme prévu.
Pour meubler le temps avec les otages restant, Carlos et les quatre autres terroristes partent en road show, après avoir passé dans une radio locale un long communiqué en arabe rédigé par Kamal Kheir-Bek au nom du Bras de la révolution arabe. Ils veulent «sautiller» d’aéroport en aéroport en prévoyant à chaque escale de libérer les délégués restants. En arrivant à Tripoli, c’est la surprise et le désarroi. L’accueil est loin d’être chaleureux de la part d’un pays ami et surtout du commanditaire principal. Carlos est furieux, car la tour de contrôle fait tourner l’avion pendant plus d’une heure au-dessus de l’aéroport. Ensuite, on ne laisse pas avancer l’appareil sur le tarmac vers l’aérogare. Ils débarquent les ministres libyen et algérien, ce dernier ayant refusé de rester à Alger par solidarité avec les autres membres de sa délégation.
Le Premier ministre libyen Abdel Salam Jalloud, à peine réveillé, monte dans l’avion. Il ne comprend rien et il ne sait même pas qui est Carlos. Khaled (alias de Anis Naccache) descend de l’avion pour voir Abou Bakr Younis Jaber (ministre libyen de la Défense) qui était présent lors de la commande de cette opération passée entre Kadhafi et Kamal Kheir-Bek.
Retour à la case départ
Le Guide de la Jamahiriya est injoignable. Il boude le commando qui ne lui a pas amené sur un plateau la tête de Yamani. De plus, la mort du délégué libyen (lors de la prise du siège de l’Opep à Vienne) a provoqué une tension intertribale. Il n’en peut plus. Il se retire pour méditer dans le désert. Par conséquent, Carlos et ses amis ne sont plus les bienvenus.
Les Libyens ne mettront pas à leur disposition un avion supérieur au Dc-9. A partir de la tour de contrôle, via la radio, ils commencent à insulter Carlos et son commando. Le temps est arrivé de rebrousser chemin. Il est 2 heures du matin. Après une deuxième nuit blanche, les membres du commando commencent à craquer.
On ne veut pas du Bras de la révolution arabe sur le sol tunisien
Carlos veut aller à Bagdad, mais le Dc-9 n’est pas équipé pour cela. Alors, il décide d’attendre le Boeing 707 saoudien à l’aéroport de Carthage, en Tunisie. Encore une fois, les choses ne se passent pas comme prévu. Sur l’ordre du Président tunisien Habib Bourguiba, on coupe l’électricité dans toute la région. On ne veut pas du Bras de la révolution arabe sur le sol tunisien. Ils empêchent ainsi l’atterrissage nocturne. Changement de programme, avec un retour à la case départ, à Alger.
Lors de son interrogatoire, Anis Naccache, qui était du Fatah, reconnaît qu’il a voulu à tout prix abattre le ministre saoudien. «Vous deviez l’exécuter dans l’avion, mais pas ici sur notre territoire», me chuchota Ahmed Draia à l’oreille, en me tirant à l’écart des autres.
Jeuneafrique