Professeur de littérature africaine, critique littéraire, responsable de collections, Jacques Chevrier vient de mourir. Il va manquer à beaucoup de gens, surtout à ses étudiants auxquels il a su transmettre la magie des mots et la passion de la chose littéraire. L’annonce de la disparition du grand professeur est tombée la semaine dernière et son inhumation a eu lieu ce lundi 5 septembre dans le caveau familial en Bretagne.

Agé de 89 ans et atteint de nombreuses maladies afférentes au grand âge, le professeur Jacques Chevrier nous a quittés le 29 août dernier. Professeur émérite à l’université Paris IV-Sorbonne où il était en poste entre 1997 et 2003, titulaire de la chaire d’études francophones, l’homme était une grande figure de l’université française.
Il était l’un des plus éminents spécialistes du champ littéraire africain qu’il a fait connaître, rayonner et a installé comme objet d’étude à travers ses enseignements et publications. C’était un universitaire pas comme les autres, car il était aussi un excellent vulgarisateur qui a, parallèlement à ses enseignements, écrit dans les médias, notamment au Monde et à Jeune Afrique, faisant connaître au grand public les œuvres des auteurs africains montants tout comme les classiques.

Précurseur
Né le 22 août 1934 à Paris, Jacques Chevrier était un ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes et docteur d’Etat. Son doctorat portait sur l’œuvre de l’auteur guinéen Williams Sassine qu’il avait rencontré lors de ses pérégrinations en Afrique. Son titre : «Williams Sassine, écrivain de la marginalité.»
L’universitaire s’est passionné pour l’Afrique qu’il avait découverte au moment des guerres coloniales. Anti-colonial résolu, militant contre la guerre d’Algérie, il avait à cœur de faire entendre la voix et les revendications des colonisés. En Afrique, plus qu’ailleurs peut-être, ces voix se sont fait entendre à travers la littérature dont témoigne le célèbre mouvement de la «Négritude» incarné par Senghor en Afrique et Aimé Césaire dans les Antilles françaises.
Entré dans l’enseignement dans les années 1960, Jacques Chevrier a fait partie, avec Liliane Kesteloot, Alain Ricard, Bernard Mouralis, Daniel Delas et quelques autres, de la première génération d’enseignants de littérature africaine, qui ont œuvré pour faire de leur champ de spécialisation un objet d’étude universitaire. Il faisait partie de l’équipe des «précurseurs», selon le mot de Boniface Mongo-Mboussa, critique littéraire. Et comme tout précurseur, il a passé une grande partie de sa carrière universitaire à «débroussailler» le terrain.
Dans une interview accordée il y a quelques années, l’intéressé avait raconté les nombreuses réticences intellectuelles et les obstacles bureaucratiques qu’il avait dû surmonter en tentant de mettre en place un enseignement de littérature africaine à l’université de Rouen, au lendemain des événements de mai 1968. «J’ai profité de ce climat de révolte culturelle, avait-il expliqué, pour bousculer les habitudes universitaires, créer le département et proposer aux étudiants une introduction aux littératures francophones.» Son combat consistait à l’époque, aimait-il à raconter, à faire reconnaître la dimension littéraire des œuvres produites par les Africains, «assimilées à de l’anthropologie ou de la sociologie».
Ce combat, Chevrier l’a mené à l’université, mais aussi à travers une série d’ouvrages dont le plus connu sans doute est Littérature nègre, publié en 1974. Essai historique sur les conditions d’émergence et la fécondité créative de la littérature africaine, l’ouvrage s’est imposé comme une sorte de «Lagarde et Michard» de la francophonie africaine et connaît depuis sa première publication un succès constant auprès des lecteurs africains et européens. Réédité à maintes reprises, augmenté, Littérature nègre a servi de référence à plusieurs générations d’étudiants.

Une action protéiforme
On n’aura pas tout dit sur l’action protéiforme de Jacques Chevrier en faveur de la promotion de l’Afrique littéraire sans écrire deux mots sur son implication dans la réception institutionnelle des œuvres littéraires africaines et des auteurs. «Homme de réseaux», comme dit de lui Boniface Mongo-Mboussa, Chevrier avait su mobiliser et mettre à contribution les institutions de la République dont notamment l’Elysée, au service du rayonnement de la littérature francophone d’Afrique noire. Selon la légende, c’est le Président François Mitterrand lui-même, sollicité par sa secrétaire Paulette Decraene, qui donna le feu vert pour que la revue L’Afrique littéraire et artistique, lancée et dirigée par Jacques Chevrier, soit financée par la Coopération.
Jacques Chevrier fut aussi à l’origine du prestigieux Grand Prix littéraire de l’Afrique noire, surnommé le «Goncourt africain», attribué depuis 1961, et du Prix Ahmadou Kourou­ma, créé en 2004, et décerné annuellement dans le cadre du Salon international du livre et de la presse de Genève.
Ces prix, qui donnent une visibilité aux écrivains, tout comme les ouvrages et les articles sous la signature du professeur défunt, ainsi que les cours de littérature africaine que celui-ci a dispensés dans les universités de France et de Navarre pendant des décennies, témoignent de la conviction maintes fois affirmée par Jacques Chevrier : «Les échanges littéraires ne demeurent-ils pas la forme privilégiée du dialogue des cultures ?» C’est d’ailleurs sur cette affirmation, proclamée sous une forme rhétorique, que se clôt Littérature nègre, l’opus magnum du professeur Chevrier.