Pour Pastef, la fin justifie les moyens ?

Durant ses années d’opposition, Pastef a façonné son identité politique autour d’une idée maîtresse : le souverainisme. Dans un contexte de dépendance économique chronique et de domination structurelle hérité de la colonisation, le parti de Ousmane Sonko s’est présenté comme le porte-voix d’une rupture radicale. Ses discours vibraient d’un patriotisme revendiqué, rejetant tout assujettissement aux puissances étrangères, notamment occidentales. Cette posture a séduit une large partie de la jeunesse sénégalaise, en quête d’un horizon nouveau après des décennies de politiques jugées conciliantes, sinon soumises, vis-à-vis de l’extérieur. Les réseaux sociaux ont amplifié cette rhétorique, érigeant Sonko en héraut d’une dignité retrouvée, en symbole d’un Sénégal maître de son destin.
Ce positionnement n’était pas anodin. Il reposait sur une promesse forte : rompre avec la logique néocoloniale et bâtir un Etat réellement indépendant dans ses choix économiques, stratégiques et diplomatiques. Dans les meetings, les interviews et les publications virales, Pastef insistait sur l’urgence d’une souveraineté totale, fustigeant la «mainmise étrangère» sur l’économie nationale et dénonçant la dépendance vis-à-vis des institutions internationales et des pays partenaires traditionnels. Ce discours, nourri par des frustrations légitimes et des blessures historiques, a porté Ousmane Sonko jusqu’au sommet de l’Etat, galvanisant une jeunesse prête à croire qu’une autre voie était possible.
Mais à peine installé au pouvoir, ce credo souverainiste semble vaciller. La semaine dernière, Ousmane Sonko revenait d’un voyage officiel en Turquie. Au-delà du caractère protocolaire de cette visite, un détail a frappé : l’ancien opposant intransigeant s’est affiché devant le Président Recep Tayyip Erdogan, sollicitant ouvertement son appui. Une image symbolique, presque déroutante, pour celui qui, hier encore, dénonçait avec virulence toute forme de dépendance et d’ingérence. Quelques jours plus tard, le président de la République, son allié de toujours et compagnon de route dans la conquête du pouvoir, s’adressait au patronat français pour encourager un renforcement des investissements au Sénégal. Deux séquences en apparence anodines dans la vie diplomatique d’un Etat, mais dont la portée politique est immense.
Car ces images rappellent étrangement les pratiques des régimes précédents, ces mêmes régimes que Pastef n’a cessé de fustiger. Où est passée la rupture tant promise ? Où se cache la doctrine souverainiste qui, hier encore, galvanisait les foules et inspirait la confiance ? Cette contradiction saute aux yeux et suscite une question dérangeante : Pastef a-t-il réellement cru en ce qu’il prêchait ou n’était-ce qu’un instrument stratégique pour accéder au pouvoir ?
Bien entendu, nul ne peut ignorer les réalités du monde contemporain. Aucun pays ne vit en autarcie. La coopération internationale est un impératif, surtout pour une économie comme celle du Sénégal, marquée par une dépendance structurelle aux importations, au financement extérieur et aux transferts de sa diaspora. Le pragmatisme diplomatique n’est pas une faiblesse, c’est une nécessité pour garantir des investissements, attirer des capitaux et sécuriser des partenariats stratégiques. Mais la question qui se pose n’est pas celle de la coopération en soi. Elle concerne la cohérence entre le discours d’hier et les actes d’aujourd’hui.
Ce qui choque, ce n’est pas que le gouvernement cherche des alliances. C’est l’écart brutal entre la rhétorique souverainiste, presque dogmatique, qui a porté Pastef au pouvoir, et la realpolitik qui s’impose désormais. Ce qui interroge, c’est la rapidité avec laquelle les principes affichés semblent relégués au second plan, comme si le souverainisme n’avait été qu’un slogan électoral, un simple levier pour canaliser la colère et susciter l’adhésion.
Cette situation soulève une interrogation fondamentale sur la nature du projet politique de Pastef. Etait-il réellement question de bâtir une autonomie économique et stratégique progressive, ou bien s’agissait-il d’un récit mobilisateur, destiné à capter l’attention d’une jeunesse en proie au désenchantement ? La nuance est de taille. Car en politique, les mots engagent. Ils construisent des attentes, façonnent des imaginaires et déterminent la confiance entre gouvernants et gouvernés. Lorsque ces mots se révèlent être des artifices, les conséquences peuvent être désastreuses.
L’histoire politique regorge d’exemples où des leaders ont promis la rupture avant de céder à la logique du système qu’ils combattaient. L’Afrique n’y échappe pas. De Thomas Sankara à Kwame Nkrumah, les figures qui ont tenté de traduire le souverainisme en actes ont mesuré le coût de cette ambition. La rupture véritable exige des sacrifices, des choix parfois impopulaires, des renoncements au confort des partenariats traditionnels. Mais elle suppose aussi une stratégie claire et un cap assumé. Or, ce que l’on observe aujourd’hui au Sénégal, c’est une rhétorique qui s’étiole face aux contingences immédiates, un discours qui s’efface devant l’urgence économique et la nécessité d’apaiser les marchés.
Peut-on blâmer un gouvernement pour faire preuve de réalisme ? Certainement pas. Mais ce réalisme doit être assumé et expliqué avec honnêteté. Gouverner, ce n’est pas seulement composer avec le réel, c’est aussi assumer des choix avec clarté. Si le Sénégal a besoin de la Turquie, de la France ou d’autres partenaires pour financer ses projets, qu’on le dise sans détour, qu’on l’assume sans hypocrisie. Le danger réside dans le double langage : d’un côté, persister à brandir un discours souverainiste pour entretenir l’illusion d’une rupture, de l’autre, reproduire les mêmes logiques que l’on dénonçait hier. Cette duplicité, si elle se confirme, pourrait creuser un fossé béant entre les gouvernants et les gouvernés.
Car la jeunesse sénégalaise, qui a cru à la promesse d’un nouvel ordre politique, n’est pas naïve. Elle observe, compare, analyse. Elle mesure le décalage entre les slogans et les actes. Et lorsque ce décalage devient trop flagrant, la désillusion est inévitable. Or, la désillusion est une arme à double tranchant. Elle ne se traduit pas seulement par une défiance vis-à-vis des gouvernants actuels ; elle alimente un scepticisme généralisé à l’égard de toute offre politique. Elle engendre le cynisme, cette conviction dangereuse que «tous les politiques se valent» et que «rien ne changera jamais». Dans un contexte où la jeunesse constitue la majorité démographique et où les frustrations sociales sont vives, ce cynisme peut être le ferment de nouvelles colères, de nouvelles radicalités, voire d’une instabilité durable.
Le risque est donc immense. Si le parti Pastef renonce à ses principes sans l’assumer, il ne se contente pas de trahir une promesse : il contribue à dégrader encore un peu plus la crédibilité de la parole politique. Et avec elle, la confiance indispensable à la construction d’un projet collectif. Car gouverner, ce n’est pas seulement administrer. C’est aussi incarner une vision, tenir une ligne, même en adaptant les moyens aux circonstances. Or, ce que nous voyons aujourd’hui ressemble davantage à une capitulation qu’à une adaptation.
La question initiale demeure : pour Pastef, la fin justifie-t-elle les moyens ? Si la conquête du pouvoir légitime l’abandon des convictions affichées, alors le parti tombe dans le travers qu’il dénonçait hier : celui d’un cynisme où la stratégie prime sur la sincérité, où la communication supplante l’action, où le court terme écrase le long terme. Et si tel est le cas, il ne s’agit pas seulement d’une déception politique ; il s’agit d’une faillite morale.
Car en politique, comme dans la vie, la cohérence n’est pas un luxe. Elle est le ciment de la confiance. Et sans confiance, aucune réforme durable, aucun projet national ne peut voir le jour. Pastef doit donc clarifier sa position : persiste-t-il dans son ambition souverainiste, quitte à la réinventer dans le cadre d’un monde interdépendant, ou assume-t-il un virage pragmatique, au risque de se renier ? Cette clarification est urgente, car le temps du doute est celui où les illusions se fissurent.
Le pouvoir révèle toujours les hommes, dit-on. Il révèle aussi la solidité des convictions. Aujourd’hui, Pastef se trouve à la croisée des chemins : celui de la fidélité à ses promesses ou celui de l’opportunisme politique. Mais qu’il n’oublie pas une chose : «On peut tromper une partie du peuple un moment, mais jamais tout un peuple tout le temps.» Si la rupture n’était qu’un slogan, si le souverainisme n’était qu’un argument de campagne, alors Pastef est en train d’achever ce qu’il prétendait combattre : le cycle sans fin des désillusions politiques. Et cela, aucune justification, aucune excuse, aucun discours ne pourra le réparer.
Amadou MBENGUE
dit Vieux
Secrétaire général de la coordination départementale de Rufisque, membre du Comité Central et du Bureau Politique du Pit/Sénégal