Avec l’attentat terroriste à la mosquée de Ste Foy, à Québec, ce 29 janvier 2017, nous venons de vivre un grand moment de pathos et une dure épreuve.  Nous semblons  avoir rencontré  l’indicible, l’inconcevable.  Il a fallu  que six citoyens  musulmans québécois issus de l’immigration soient abattus froidement dans une mosquée de la capitale du Québec par un terroriste, un sympathisant de groupes d’extrême droite  pour que l’on se rende compte  enfin que les cris d’alarme des communautés musulmanes  lorsqu’elles décriaient la réalité d’une islamophobie n’étaient pas pur fantasme ou discours facile de victimisation pour étouffer les critiques contre  l’islam.  L’attitude collective de dénonciation du discours et des gestes  islamophobes ne doit cependant pas être lue comme une convocation à taire toute critique envers  l’islam et les communautés musulmanes. Notre dénonciation  n’est pas synonyme de censure.  Le fait religieux  subit   l’épreuve  de la critique rationnelle  et l’islam ne peut y échapper. Cependant la liberté d’expression  qui permet  de critiquer  doit s’armer de nuances, éviter les amalgames faciles, les diffamations et nourrir  les stéréotypes, les préjugés, la distorsion ou exagération de faits qui, très souvent,  n’ont rien à voir avec la manière dont les musulmans du Québec, dans leur grande majorité, conçoivent et pratiquent leur religion dans ce pays de démocratie et d’égalité.   La conversation collective qui est souhaitée par tous ne peut avoir un destin heureux, fructifiant que  si elle construit des passerelles, que si les mots, les expressions  utilisés mettent les uns et les autres dans une disponibilité cognitive à vouloir poursuivre le dialogue*2. Comment converser, parler de sujets  délicats,  aller au-delà du «politically correct» tout en préservant la face des différentes communautés?   Le vivre ensemble que l’on convoque dans tous les discours ne peut-il montrer ses  vertus  que lorsque le tragique se produit ? La dignité de l’autre ne se dévoile-t-elle que lorsque la tragédie le frappe ? Sommes-nous une société qui ne sait se souder que devant le tragique et le spectaculaire ? Cela parait être souvent le cas. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que les pays occidentaux n’ont pris véritablement conscience de la tragédie des réfugiés que lorsque l’image glaçante de l’enfant, réfugié  syrien, Alan Kurdi, mort par noyage et rejeté par les entrailles de la mer a été diffusée en septembre 2015. Après l’horreur de l’attentat de Québec, on ne peut manquer de se poser deux questions: qu’avons-nous fait ensemble pour qu’un tel événement se produise  au Québec? Que n’avons-nous pas fait, au moment où il fallait le faire, pour prévenir une telle action? Cet élan de compassion, de sympathie, d’empathie,  de solidarité ne doit pas nous empêcher d’interroger nos errements réciproques. Cet élan permet bien sûr  de cicatriser des blessures profondes et de regarder ensemble l’avenir avec espoir. Un errement majeur cependant est d’avoir laissé la fabrique médiatique et parfois  politicienne  d’une représentation minoritaire  d’un Québec islamophobe et xénophobe s’imposer dans le discours social  comme un  point de vue dominant. Les Québécois  qui sont sortis,  en grand nombre, la semaine dernière, pour dire non à la violence terroriste envers les communautés musulmanes et pour montrer leur sincère solidarité durant  ces moments tristes, ces Québécois dont les paroles de soutien, les paroles d’appel à l’inclusion et au respect de la liberté de croyance se sont fait entendre partout, ces Québécois qui ont apprécié les  paroles de hauteur des premiers ministres Justin Trudeau et Philippe Couillard, du maire Régis Labeaume, ces Québécois-là portent la vraie sensibilité  de notre pays ouvert au pluralisme. Au-delà de ces appels à la tolérance et à l’unité, ce sont bien nos silences, nos indifférences, nos complaisances, nos jeux politiciens, notre peur d´apostropher les entrepreneurs de la parole haineuse, de la parole démagogique qui ont fait indirectement le lit de la circulation hégémonique du discours minoritaire d’exclusion et de rejet.  A force de nous focaliser uniquement sur le radicalisme islamiste, nous oublions qu’il existe depuis bien des années, une ultra-droite qui fait souche dans la société québécoise et qui fait sienne l’idée de l’intolérance à l’endroit de la différence. Selon une enquête réalisée par New America, un centre de recherche situé à Washington, l’extrême-droite nord-américaine a provoqué depuis 2001 plus de victimes que les jihadistes. Ainsi, quarante-huit personnes ont été tuées par des suprémacistes blancs contre vingt-six par des personnes se revendiquant du jihad, soit presque deux fois plus de victimes. Des chiffres qui sont à rebours des idées reçues suggérant que seul le jihadisme est véritablement dangereux. Dans un article de la chaine française Arte, le chercheur John G. Hogan affirme que «le terrorisme islamique aux Etats-Unis a été exagéré et à l’inverse, les dangers d’extrême-droite et des violences anti-gouvernementales ont été complétement sous-estimés»*3. D’ailleurs, la récente élection de Donald Trump ou encore les succès électoraux de l’extrême-droite française et belge, viennent confirmer l’ancrage politique du populisme en Occident, dont l’un des ressorts argumentatifs se fonde sur le mythe de l’islam conquérant.  Pour les tenants de cette position, l’islam est par essence expansionniste et conquérant. Cet expansionnisme serait sous-tendu par une volonté d’hégémonie politique imputée tantôt à la nature même de l’«idéologie islamique» (nataliste, prosélyte et envahissante)*4, tantôt aux stratégies de certains de ses acteurs, menaçant l’existence et la pérennité de l’Occident blanc et chrétien. Cette théorie plus connue sous le nom du «Grand Remplacement» est amplifiée par la multiplication des attentats jihadistes depuis la création de l’Etat islamique et la crise migratoire que connait l’Europe. Bien que fondamentalement opposés, radicalisme d’extrême-droite et radicalisme islamique partagent une vision binaire du monde, celle d’un clivage inéluctable entre le monde musulman et le monde occidental, et leurs actions et discours ne visent qu’à augmenter le consensus autour de cette opposition que les deux radicalismes voudraient ontologiques.  Ces «entrepreneurs de la haine» entretiennent aussi une «relation symbiotique». La menace jihadiste ne fait qu’alimenter les peurs et la crainte d’une invasion chez une partie de l’opinion publique occidentale qui trouvera dans le populisme de droite les ressorts idéologiques pour y répondre. Force est de constater que l’extrême-droite n’a jamais été aussi virulente et ancrée électoralement que depuis l’émergence de l’Etat islamique. Inversement, les actes islamophobes, qu’ils soient menés ou pas par des militants d’extrême-droite sont exploités par la propagande jihadiste qui y voit un signe supplémentaire de la haine de l’Occident à l’égard de l’islam, venant alimenter les discours de victimisation et de ressentiment des musulmans. Cet événement a mis à l’épreuve le Québec dans sa volonté de vivre-ensemble. Mais, nous devons aller plus loin. Nous avons, pour répondre au défi lancé par la haine, l’impératif d’«agir ensemble» mais surtout de «réussir ensemble» les nombreuses promesses d’inclusion que nous avons entendues ces jour-ci. Khadiyatoulah FALL, professeur -chercheur, Chaire interculturelle(Cerii) et Celat, Université du Québec à Chicoutimi Samir AMGHAR, Senior Fellow à l’European Foundation for Democracy (Bruxelles) *1 Cette expression, nous l’avions lancée dans différentes contributions (le Quotidien.com de novembre 2015) en novembre 2015 pour dire l’incomplétude sémantique de l’expression «le vivre ensemble» qui s’installe de plus en plus comme le «prêt-à –penser» du discours social sur la diversité. *2 Dans l’ouvrage «Mots et représentations : enjeux dans les contacts interculturels» (Fall, Simeoni, Vignaux éds, 1994, Presses de l’Université d’Ottawa), nous avons largement traité du pouvoir et de la querelle des mots comme obstacles ou facilitateurs à l’intégration. *3Info.arte.tv/fr/aux-etats-unis-lextreme-droite-tue-plus-que-lislamisme-radical. *4 Samir Amghar et Patrick Haenni, “Le mythe renaissant de l’islam conquérant”, Le Monde diplomatique, janvier 2010.