Yoro DIA –

«On ne peut comprendre la Russie par la raison.» Ainsi parlait le poète et diplomate Fiodor Tiouttchev, grand écrivain, classique des lettres russes, dans son livre La Russie et l’Occident. Même s’il a écrit son livre il y a deux siècles, Tiouttchev est d’une actualité brûlante et d’une modernité incroyable. Ce grand classique que le monde devrait découvrir ou redécouvrir, en était arrivé à la conclusion que la Russie repose sur des règles et fondements incompatibles avec le reste du monde. Voilà une lumière qui jaillit du passé pour éclairer le présent et surtout permettre à ceux qui sont dans les anticipations rationnelles ou dans la stratégie politique ou militaire, de renoncer à comprendre les actes de Poutine.
La Russie va sûrement gagner la bataille de Kiev, mais va, à coup sûr, perdre définitivement l’Ukraine, parce qu’après ce choc, les Ukrainiens ne se sentiront en sécurité que sous le parapluie de l’Otan. L’Otan sera pour l’Ukraine, ce que l’arme nucléaire est à la Corée ou à l’Iran. La bataille de Kiev est gagnable mais pas celle de l’Ukraine, pour deux raisons. Le pouvoir que Poutine va installer ne sera pas légitime et donc il faudra la présence militaire permanente de l’Armée russe pour éviter qu’il ne soit balayé par un soulèvement populaire ou armé. Et la présence militaire permanente russe en Ukraine va engendrer des scenarii déjà connus par les Russes et les Américains en Afghanistan en 1979 et 2001 ou par les Américains en Irak, en 2004.
Si la volonté de Poutine était d’empêcher l’Ukraine d’adhérer à l’Otan, il a accéléré la procédure et l’a rendue irréversible. Dans l’esprit de Poutine, cette «intervention militaire spéciale» dans la zone d’influence de l’empire russe ou soviétique, n’est qu’une simple opération de police comme ce fut le cas à Budapest en 1956 ou à Prague en 1968, parce que Poutine veut aussi appliquer une forme de doctrine de Monroe dans sa sphère d’influence, mais ne se rend pas compte que nous ne sommes plus dans le monde de la guerre froide. Pour n’avoir pas fait un update de son logiciel, il va perdre l’Ukraine, à qui il aura rendu un grand service en renforçant le sentiment national. Paradoxalement, l’invasion russe de l’Ukraine va produire historiquement le même effet que «L’orage de l’an 12», pour citer Pouchkine parlant de l’invasion de la Russie par les Armées napoléoniennes.
Cette invasion de la Russie par les Armées de Napoléon, et la résistance russe, a été un tournant dans la construction du sentiment national russe. D’ailleurs, Staline ne s’y trompera pas lors de l’invasion allemande de 1942, en rappelant aux Russes le courage et le patriotisme du héros de 1812 : le Général Koutouzov, qui est aussi un des personnages-clés du classique Guerre et Paix de Léon Tolstoï. La Russie a été sauvée de Napoléon par le Général Koutouzov. L’Ukraine a été sauvée de Poutine par un comédien devenu chef de guerre par la force des circonstances, confirmant ainsi Napoléon qui disait : «Un homme d’Etat, c’est du caractère et des circonstances exceptionnelles.» En tout cas, les circonstances exceptionnelles de l’invasion russe ont révélé la force de caractère de Président Zelenski, qui joue bien son rôle, au propre comme au figuré.
La dernière leçon qu’il faut tirer de la guerre en Ukraine, est le retour de la guerre en Europe où, depuis la fin de la 2e guerre mondiale, on avait remplacé la guerre par l’économie et le Droit, comme mode de régulation des relations entre Etats. Poutine veut quant à lui substituer Machiavel à Emmanuel Kant et son projet de paix perpétuel, qui a été l’un des fondements du modèle ou du miracle européen.

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