En 2020, l’écrasante majorité des photographes évoluant dans le milieu professionnel sont des hommes. Les écarts de revenus entre hommes et femmes sont deux fois plus importants que la moyenne nationale. «Les gens croient que le monde de l’art est progressiste, mais c’est faux !», affirme la photographe Marie Docher.

«Marie, tu exagères !» Nous sommes en 2014 et Marie Docher s’entend répéter cette phrase, lors d’une banale soirée entre amies, alors qu’elle évoque la sous-représentation des femmes en photographie, notamment dans le monde de l’art, des galeries, des musées, des festivals. «Je suis rentrée chez moi pour vérifier. Je savais que j’avais raison.» Marie Docher est photographe professionnelle depuis 2001. Des témoignages et du vécu, elle en a accumulé au fil des années. Mais de janvier à mars 2014, elle se livre à un méticuleux travail d’enquête. «Il faut compter pour que les femmes comptent», se répète la nouvelle activiste. Le résultat est sans appel : 80% des photographes publiés, montrés, édités sont des hommes.

Sous pseudonyme masculin
Mettre des chiffres sur une situation qui la révolte se révèle déterminant. «Je voyais que les images que nous avions du monde, et c’est encore plus vrai dans le photojournalisme, étaient le produit d’un groupe homogène : des hommes occidentaux. Il ne s’agissait pas pour moi d’écarter qui que ce soit, mais au contraire d’ouvrir à d’autres perceptions, d’avoir un regard critique sur nos systèmes de représentation.» En avril 2014, elle crée un blog, Atlantes et Cariatides, culture, arts plastiques et fonds publics. Elle y publie les résultats de son enquête et commence à commenter l’actualité de la photographie. Elle le fait en prenant une identité masculine. «Il y a eu une sorte de déflagration, plusieurs personnes ont utilisé ce mot, à la lecture du constat que je faisais. Parce que tout le monde croyait qu’il était fait par un homme.» Dans ses discussions privées, si elle reprend ses arguments, on lui répond parfois qu’«elle ferait mieux d’aller lire Vincent David», autrement dit elle-même sous pseudonyme. Elle interpelle les directeurs des grands festivals : Jean-François Leroy à Perpignan, Gilles Favier à Sète, Ulrich Lebeuf à Toulouse. Les réponses sont cinglantes. «Un dossier de merde reste un dossier de merde», répond le premier pour justifier la sous-représentation des femmes dans sa programmation, quand le second affirme que «les meilleurs sujets féministes sont faits par des hommes». Sur les réseaux sociaux, insultes et menaces pleuvent, suivies de captures d’écran.

«Ni vues ni connues»
Une voix discordante se fait entendre, celle de Jean-Luc Monterosso qui, en octobre 2015, à l’occasion des expositions du musée d’Orsay et de l’Orangerie «Qui a peur des femmes photographes ?», accueille à la Maison européenne de la photographie qu’il dirige, une rencontre intitulée «Ni vues ni connues ? Comment les femmes font carrière (ou pas) en photographie ?» «Il y a quelques mois, j’ai reçu un mail de l’association Atlantes et Cariatides qui s’étonnait qu’à la Maison européenne de la photographie nous ayons si peu d’expositions monographiques de femmes», se souvient-il à cette occasion. «Il y avait tout un décompte […] j’ai eu une réaction d’abord un peu agacée et étonnée. […] Je trouvais ça un peu froid et notre équipe est largement féminine. Avec le temps je me rends compte que c’était un petit peu à côté de la plaque.» Un peu plus tard, il relit le message et se met à compter à son tour, pour arriver au même résultat. «C’est finalement assez paradoxal, car ce ne sont pratiquement que des femmes qui programment dans le monde de la photographie.» Cinq ans plus tard, les postes de direction restent malgré tout très majoritairement occupés par des hommes.

La Part des femmes
En novembre 2018, Marie Docher et d’autres photographes lisent, à l’occasion de Paris Photo, un manifeste intitulé La Part des femmes : «Regardez-nous. Prenez votre temps. […] Ecoutez-nous. Il est temps.» La Part des femmes est aussi et avant tout un collectif avec un site qui poursuit le travail de critique et de documentation. En février 2020, Marie Docher y publie un article haut en couleur intitulé Ma bite et mon boîtier, la fin d’un mythe viriliste. Plus académique, mais non moins argumen­tée, l’étude sociologique de la photographe et chercheuse, Irène Jonas, paraît en mai, commandée par le collectif avec le soutien du ministère de la Culture. Le 9 septembre 2020, la députée, Céline Calvez, publie son rapport sur la Place des femmes dans les médias en temps de crise. Durant le confinement, pour les photographes, «les rares commandes passées l’[ont été] quasi exclusivement à des hommes». D’une manière générale, les écarts de revenus, dans une profession globalement précarisée, restent de 40%, deux fois plus que la moyenne nationale. Dans un tel contexte, Marie Docher poursuit son combat inlassablement, sans exagérer.
Rfi