Ndoye Douts nous a quittés récemment sur la pointe des pieds. Il était un fabuleux peintre de l’urbain -la Médina notamment- qui, à partir du chaos des villes, réalisait des œuvres dont la couleur reflétait la frénésie et l’énergie des quartiers populaires. Ndoye Douts est parti dans l’indifférence la plus absolue ou presque, juste après la manifestation de la violence la plus folle et la plus barbare, et au milieu des cris des militants politiques et des activistes défendant toutes sortes de causes. La presse n’a fait que peu écho à cette disparition tragique d’un jeune homme de cinquante ans, figure majeure de l’Ecole de Dakar, sorti major de sa promotion en 1999, et qui a exposé dans toutes les parties du monde, recevant honneurs et reconnaissance. Ndoye Douts était une allégorie du Sénégal d’hier, de la force créative promue et défendue par Senghor, qui a propulsé, chez toutes les personnes averties et soucieuses de la nourriture spirituelle, un imaginaire de fascination pour ce pays petit, mais grand par sa vitalité artistique et par la force du talent de ses fils.

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L’art vit encore dans notre pays dans des conditions certes difficiles, devant le peu de ressources accordées à la culture alors qu’elle est le rempart contre l’ignorance et l’effondrement moral. Je suis convaincu que la crise à laquelle nous faisons face, si elle nécessite une force sécuritaire afin de combattre les tentatives séditieuses et insurrectionnelles, a besoin de réponses structurelles à convoquer dans le giron des arts et de la culture qui sont les plus puissantes armes contre l’ignorance.

Un nouveau printemps culturel est nécessaire pour sauver notre pays des abîmes que lui promettent politiciens et marchands de haine, manipulateurs et théoriciens de la guerre civile. Le Sénégal doit continuer à être un sanctuaire pour les artistes, la liberté artistique, les acteurs et créateurs car ils sont l’âme d’une Nation et produisent ce que le temps ne pourra effacer. Il suffit de visiter les musées et monuments historiques de nombreux pays pour voir l’étendue de la civilisation, sa vieillesse, le legs des générations précédentes et les outils qu’offre l’histoire pour inspirer l’avenir. Dans de nombreuses parties du monde, cette liberté des artistes et de l’art est menacée soit par des régimes autoritaires, soit par des bandits armés de kalachnikovs dont l’ennemi est le savoir et la promesse libertaire qu’offre la culture. En Afghanistan, en Syrie, au Mali, des sites et biens culturels d’une dimension historique ont été réduits en cendre par des faux-dévots qui se réclament d’un Dieu mais ne laissent sur leur passage que haine, larmes, sang et désespoir.

Point de chauvinisme simplet pour ma part mais une conviction forte : le Sénégal doit demeurer, et sa flamme jaillir pour des siècles car c’est un pays spécial par égard à sa naissance. C’est un Etat fondé de ses «mains périssables» par un homme des mots, des symboles et de cette transcendance propre aux poètes, qui leur permet d’aller au-delà des objets et des bruits du quotidien pour titiller les dieux, dans les cieux,  là où nos vaines récriminations et banalités n’arrivent pas.

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Evoquer Senghor me rappelle à quel point j’ai été touché par l’exposition à lui consacrée actuellement au musée du Quai Branly, à Paris. Durant tout le parcours dans ce lieu, la réalité sonnait comme une évidence : ce pays est différent car il a tôt sacralisé la création, la nourriture de l’âme, et propulsé les artistes au rang de démiurges qui tissaient un chemin d’avenir.

Ce pays doit toujours refuser l’obscurantisme. C’est sa destinée ; fort de ce legs de l’auteur des Libertés et de tous ceux qui -philosophes, peintres, danseurs, écrivains, comédiens, etc. – font en sorte que résonne toujours la petite musique de l’intelligence face aux bruits de la haine et de la barbarie.

C’est fidèle à cette volonté de demeurer un sanctuaire pour les artistes qu’il faudrait s’indigner devant cette petite foule constituée d’esprits étriqués, toujours les mêmes, militants du même parti, celui de l’injure, de la bêtise et de l’obscurantisme, qui ont tenté d’empêcher le chanteur Waly Seck de faire vibrer le Dôme de Paris aux rythmes et aux sonorités de notre pays.

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Ce sont les mêmes et leurs devanciers et alliés qui ont hier censuré des livres, jeté en pâture des écrivains, vilipendé des chanteuses et saccagé des expositions à la Biennale. Ils ont dépassé toutes les limites en incendiant la bibliothèque de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, ainsi que soixante-dix années d’archives du même temple du savoir. L’indifférence de tant de penseurs et enseignants devant de tels forfaits qui relèvent du moyen-âge me choque. Elle me sidère. Elle me terrifie.

Si nous nous laissons faire, demain les ennemis de la pensée diront aux artistes ici au Sénégal quand et comment exprimer leur art… après les certificats de patriotisme, de bonnes mœurs  et de caractère halal de leurs paroles. Ils s’arrogeront le droit de décerner ou pas des autorisations de chanter, de danser, d’écrire ou de jouer au théâtre. Ceux-là dont les chefs sont financés, selon le crédible hebdomadaire Canard Enchaîné, par les Frères musulmans, sont un danger pour les artistes, les intellectuels et de manière générale pour la République qu’ils veulent abattre. L’idéologie de cette coalition d’islamistes, d’obscurantistes, de putschistes en puissance, de séparatistes, de populistes et d’extrémistes en tous genres -parfois tout cela se rencontre chez un seul et même individu- est une menace à la liberté de création artistique et à la liberté tout court.

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Je reviens à Ndoye Douts, avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer dans une exposition collective lors de la Biennale 2022. Je garde de lui le souvenir d’un artiste talentueux dont l’inspiration était puisée dans les villes, dans ce qu’elles offrent de désordre et de chaos mais aussi de fécondité émotionnelle et de richesse. Je retiens également les qualités d’un homme à l’exquise courtoisie et à l’attachante bonhomie. Paix à son âme.

Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn