Deux ans après «La Mémoire délavée», l’écrivaine et journaliste publie un roman dans lequel elle se met en «je» sur le thème de l’emprise.

«Dans cette pièce qui n’existe que dans ma tête […] ils seront, cet ouvrier, cet employé et ce poète, bouches fermées, à la merci de cette histoire», prévient Nathacha Appanah au seuil de La Nuit au cœur (Gallimard), son roman, récompensé ce lundi 3 novembre par le prestigieux prix Femina, où les bourreaux se taisent et où elle parle, enfin. Car, dans ces trois histoires de femmes aux prises avec la violence masculine, situées, entre 1998 et 2021, en France et dans l’île natale de l’écrivaine, Maurice, celle qui ouvre la première partie est la sienne. L’année de ses 17 ans, l’autrice, tout à la joie de recevoir un prix littéraire, rencontre un homme de trente ans son aîné, HC, poète maudit, «génie sombre», comme elle l’a nommé ailleurs dans son œuvre, et dont elle sent déjà, en lisant ses poèmes, qu’il est «un homme à craindre». Pour revenir à cette «chute», pour en extirper tout ce qui peut être mis au jour, la romancière choisit un mot anglais. «J’ai été groomed», «toilettée», dirait-on en français, comme «lavée de moi-même», précise celle qui, de retour chez ses parents, à 25 ans, a la conviction «d’avoir échappé à la mort». Ses mots donnent le frisson.

Victime idéale ?
Et ce n’est que le début, puisque Chahinez et Emma, les deux autres femmes dont il est question dans La Nuit au cœur, elles, ne survivront pas. Quand elle apprend dans la presse la mort de la première, «l’article m’attirait comme un aimant», la journaliste, que l’autrice de Tropique de la violence fut longtemps, enquête. Il lui faut tout savoir de l’assassinat de cette jeune femme algérienne, solaire, que son mari, chauffeur, «un bon gars», a tuée de deux balles avant d’asperger son corps d’essence pour le réduire en cendre. L’écrivaine écrit tout près de Chahinez, lui redonne vie, la tutoie, creuse son enfance algérienne, ses espoirs. Et ses peurs, si semblables aux siennes. Si semblables à celles de Emma, cette autre victime, une cousine qu’elle recherche dans son passé mauricien et dont elle reconstitue la mise à mort, un samedi matin qui n’est pas celui d’un jogging mais d’un meurtre prémédité par son maçon de mari. Loin du énième récit d’une violence conjugale, son livre déroule une impressionnante spirale d’interrogations autour de trois destins : comment des personnalités si diverses, issues de milieux si différents socialement et culturellement, peuvent-elles en arriver là ? Appanah invite le lecteur dans son atelier d’écriture, parfois presque en direct, cherchant les mots et éprouvant encore de la douleur à les poser, exactement, sur ce qui s’est passé trente ans plus tôt et a marqué sa vie entière. Etait-elle une victime idéale ? «Faire bonne fille», disaient ses parents à celle qui ne pensait qu’à la littérature pour fuir le poids d’une société trop bien-pensante. La voilà qui, dans un tour de force littéraire, entreprend de «retourner la peau d’une partie de [s]a vie en racontant son angle mort et sa violence», donnant la preuve que, oui, l’écriture «ça sert à quelque chose *».
LePoint