Quand les intellectuels se réveillent trop tard !

Il se passe, ces derniers temps, comme un souffle tardif de lucidité dans le débat public. Des voix se font entendre. Enfin ! Parmi lesquelles voix, celles de professeurs, de penseurs, de philosophes. Elles dénoncent ce que beaucoup savaient depuis longtemps : le régime en place n’a jamais porté de projet véritable, si ce n’est celui de conquérir le pouvoir par la manipulation, en exploitant les frustrations légitimes du Peuple.
Mais aujourd’hui ? On déplore. On s’interroge. On s’émeut. Comme si le simple fait de se réveiller tardivement pouvait absoudre les silences complices, les aveuglements successifs et les compromis de circonstance. Pourtant, le rôle de l’intellectuel n’est pas d’acter les désastres une fois qu’ils sont consommés. Il n’est pas celui du chroniqueur du naufrage. Il est, au contraire, de voir venir, de dénoncer les dérives, d’alerter pendant qu’il est encore temps.
Le poète Hölderlin écrivait : «Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve.» A condition, toutefois, que quelqu’un, au moins, veille, éclaire, prenne la parole.
Antonio Gramsci, quant à lui, définissait l’intellectuel organique comme un acteur engagé dans la vie réelle, un penseur de la mêlée. Il ne peut se permettre la neutralité, encore moins la passivité. Son rôle est d’agir sur le réel. Dès lors, que vaut l’enseignement de la philosophie si l’esprit critique n’est convoqué qu’a posteriori ? Que valent les discours sur la justice, la liberté ou l’éthique, si ceux qui les tiennent se sont tus lorsque ces valeurs étaient malmenées ?
Lorsque des enseignants, des analystes ou des chroniqueurs reconnaissent aujourd’hui que le pouvoir gouverne sans vision, par l’improvisation et le réflexe tactique, ils avouent implicitement qu’ils n’ont pas voulu voir. Pourtant, les signes étaient là : la démagogie, l’attaque des institutions qui fondent l’essence de la République, l’étouffement des contre-pouvoirs comme la presse, où ce présent pouvoir était dans l’opposition, bref la terreur de la pensée unique et l’usage systématique du Peuple contre des élites supposément corrompues.
Rien de nouveau, en somme !
Les vieux ressorts du populisme étaient bien visibles. Et pourtant, tant de voix sont restées muettes. Pire, d’autres se sont compromises.
Albert Camus nous rappelait que «le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et les bonnes intentions peuvent faire autant de mal que la méchanceté si elles manquent de compréhension». Le vrai problème, en fin de compte, n’est pas seulement l’ascension des populistes, mais aussi la démission de ceux dont la mission était d’éclairer.
Car être intellectuel, comme le disait Sartre dans Plaidoyer pour les intellectuels, c’est «se mêler de ce qui ne vous regarde pas». C’est prendre la parole quand d’autres la confisquent. C’est interroger là où les réponses faciles et simplistes ont un grand écho. C’est orienter la pensée collective vers plus de discernement.
Nous avons frôlé le pire. Et nous l’avons fait presque sans l’écho de ces voix critiques, ou du moins sans leur pluralité, sinon à sens unique. Le réveil, s’il est sincère, doit d’abord passer par un examen lucide des responsabilités. Il ne s’agit pas de s’auto-flageller, mais d’assumer. De renouer avec l’exigence de pensée critique. De réhabiliter ce qui fait la noblesse même de la mission intellectuelle : penser pour prévenir, pas seulement pour constater ou déplorer.
Il est encore temps et très possible de réorganiser les consciences. Encore faut-il que ceux qui en ont la charge le veuillent.
Amadou MBENGUE dit VIEUX
Secrétaire général de la coordination départementale du PIT/Sénégal de Rufisque
Membre du comité central et du bureau politique