Quand l’IA réinvente nos guides spirituels

Menace sur l’authenticité visuelle
A l’ère de l’Intelligence artificielle générative, notre rapport aux images historiques connaît une mutation sans précédent, où la frontière entre l’archive authentique et la création artificielle devient de plus en plus floue. Dans les semaines précédant le Magal de Touba, cette évolution technologique s’est traduite par un phénomène particulièrement visible sur les réseaux sociaux : la circulation massive de photographies de figures religieuses sénégalaises -Cheikh Ahmadou Bamba, Baye Niass, Serigne Saliou Mbacké, Serigne Babacar Sy, entre autres- modifiées grâce à des outils d’Ia. Ces logiciels, utilisant des réseaux neuronaux avancés tels que les Generative Adversarial Networks (Gans), sont capables de «restaurer» ou «améliorer» des images anciennes en augmentant leur résolution, en colorisant des clichés en noir et blanc ou en reconstruisant des détails jugés manquants. Le résultat visuel est souvent séduisant : un visage plus net, une texture de tissu plus précise, une luminosité rehaussée. Pourtant, cette séduction visuelle masque des enjeux complexes et préoccupants. Derrière l’apparente innocuité de ces manipulations, se jouent des questions cruciales de préservation patrimoniale, de fidélité historique et de transmission culturelle. D’abord, ces images artificiellement modifiées ne sont plus des documents originaux au sens archivistique : elles perdent leur valeur de source primaire et se rapprochent d’une illustration interprétative, soumise aux biais du logiciel ou de l’utilisateur. Ensuite, la rapidité et l’ampleur de leur diffusion sur des plateformes comme Facebook, WhatsApp ou TikTok favorisent leur substitution aux versions authentiques, jusqu’à risquer de reléguer ces dernières à l’oubli ou à la marginalité. Enfin, la modification des portraits de figures spirituelles ne touche pas seulement au champ de l’histoire visuelle : elle impacte également l’imaginaire religieux et l’émotion collective, car ces visages ne sont pas anodins -ils incarnent une mémoire sacrée, un héritage moral et une identité communautaire. Transformer ces images, c’est donc aussi, d’une certaine manière, réécrire visuellement l’histoire religieuse du Sénégal, avec toutes les conséquences mémorielles, culturelles et spirituelles que cela implique.
L’image comme source historique primaire
En sciences historiques, la photographie originale est considérée comme une source primaire au même titre qu’un manuscrit d’époque, un objet archéologique ou un témoignage direct. Comme l’explique Arthur Marwick (2001), une source primaire est un document produit au moment même de l’événement ou de la période étudiée, et qui conserve intacts les indices matériels, contextuels et visuels permettant aux chercheurs d’en tirer une analyse fiable. Chaque photographie de figures religieuses comme Cheikh Ahmadou Bamba ou Baye Niass capture bien plus qu’un visage : elle fige une multitude d’éléments significatifs. La technologie photographique utilisée -qu’il s’agisse de plaques de verre, de films argentiques ou de premiers appareils portatifs- conditionne la texture et la qualité de l’image, offrant des indications précieuses sur la période. Les conditions de lumière naturelle ou artificielle, les ombres, les contrastes et les nuances de gris témoignent d’un moment précis et souvent d’une intention artistique ou documentaire de l’époque. Les vêtements portés, leur coupe, leur tissu, leur manière d’être drapés sont autant d’indices ethnographiques et socioculturels qui permettent d’étudier les codes vestimentaires, les influences artisanales et les hiérarchies sociales d’une époque donnée. L’arrière-plan -qu’il s’agisse d’un décor simple, d’un paysage ou d’un espace urbain- livre des informations sur le cadre de vie, l’architecture, ou encore le rapport entre le sujet et son environnement. Toute modification numérique, même a priori minime, rompt avec cette intégrité documentaire : corriger une «imperfection» peut effacer un détail vestimentaire d’importance, modifier la lumière peut altérer l’interprétation du moment de la prise de vue, et reconstituer un élément «manquant» peut introduire une information qui n’a jamais existé. Dans le domaine de l’archivistique, cela constitue une altération de la source, et par conséquent une perte de valeur scientifique. L’Unesco, dans ses directives pour la préservation du patrimoine documentaire (2015), insiste sur la nécessité absolue de préserver l’authenticité des documents, car une source altérée cesse d’être une preuve au sens historique du terme. Modifier les photographies originales de nos guides religieux, c’est donc non seulement appauvrir leur valeur spirituelle et symbolique, mais aussi compromettre leur statut de témoignage fiable pour les générations futures et pour la recherche académique.
L’illusion de fidélité visuelle
L’un des dangers les plus insidieux des images générées ou retouchées par Intelligence artificielle réside dans ce que les spécialistes appellent «l’illusion de fidélité» (Wachter & Mittelstadt, 2019) : la capacité d’une image modifiée à sembler plus vraie que l’original, tout en véhiculant un contenu visuel inexact. Les réseaux antagonistes génératifs (Gans) ou les modèles de restauration d’images utilisent des bases de données massives pour prédire et reconstruire des détails jugés absents ou flous. Cependant, cette «reconstruction» est en réalité une invention algorithmique : l’Ia ne restaure pas un élément perdu, elle le recrée à partir de probabilités statistiques, en s’appuyant sur des exemples similaires trouvés dans ses données d’entraînement. Par exemple, lorsqu’un logiciel «améliore» la netteté du regard de Cheikh Ahmadou Bamba ou «colore» le boubou de Baye Niass, il ne se base pas sur des données factuelles de la scène originale, mais sur des approximations plausibles calculées par ses algorithmes. Le résultat final, tout en paraissant plus précis ou plus vivant, s’éloigne en réalité de la vérité historique. Cette distorsion est d’autant plus problématique que l’œil humain tend à préférer les images nettes, colorées et contrastées, ce qui favorise la diffusion massive des versions altérées au détriment des originaux. Dans le champ des sciences cognitives, ce biais est connu sous le nom de «réalisme photogénique» : nous accordons plus de crédibilité à ce qui est visuellement attractif, même lorsque l’information est fausse (Reeves & Nass, 1996). Ainsi, une photographie colorisée ou lissée par Ia risque d’être adoptée par les communautés comme image de référence, supplantant la version historique dans les usages religieux, culturel et pédagogique. A long terme, cette substitution visuelle peut mener à une falsification involontaire de la mémoire collective : les générations futures pourraient croire que ces visages, couleurs ou décors étaient ceux de l’époque, alors qu’ils sont le produit d’un calcul informatique. C’est précisément ce phénomène qu’a documenté l’historien David King (1997) en analysant la falsification de photographies politiques en Urss -à la différence près qu’aujourd’hui, la modification ne demande plus un travail long et manuel, mais quelques secondes et un smartphone.
Entre hommage et altération de l’héritage
D’un point de vue sociologique, la popularité croissante des images religieuses retouchées par Intelligence artificielle s’explique par un ensemble de facteurs culturels, technologiques et émotionnels. Dans les communautés religieuses sénégalaises, les figures comme Cheikh Ahmadou Bamba, Baye Niass ou Serigne Babacar Sy ne sont pas seulement des personnages historiques : elles incarnent un idéal moral, une source de bénédiction (baraka) et un repère identitaire. L’image de ces figures est donc investie d’une valeur symbolique profonde, qui dépasse la simple dimension documentaire. Or, dans un contexte où la culture visuelle est dominée par l’esthétique numérique des réseaux sociaux -images haute résolution, couleurs saturées, visages lissés-, la tentation est grande d’«actualiser» les portraits anciens pour les rendre plus conformes aux standards visuels contemporains. En psychologie sociale, ce phénomène est lié à ce que l’on appelle la «désirabilité esthétique» : la préférence pour les représentations perçues comme plus harmonieuses, plus nettes et plus «modernes», même au détriment de l’exactitude (Palmer et Schloss, 2010). Cette recherche de beauté visuelle peut être perçue, dans les intentions de ceux qui modifient ces images, comme un acte d’hommage ou de valorisation : rendre les traits plus clairs, les vêtements plus éclatants, c’est, à leurs yeux, magnifier la grandeur du personnage. Mais paradoxalement, cet embellissement numérique menace l’authenticité de l’héritage qu’il prétend servir. Sur le plan anthropologique, la sacralité d’un objet ou d’une image réside aussi dans sa matérialité originale : les marques du temps, les imperfections, les teintes naturelles font partie intégrante de l’aura de l’archive, pour reprendre le concept développé par Walter Benjamin (1936). En effaçant ces traces au profit d’une image idéalisée, on rompt avec le lien historique et spirituel qui relie la communauté à ses figures fondatrices. De plus, dans un monde numérique où la circulation virale prime sur la véracité, ces images «améliorées» sont plus susceptibles d’être partagées, imprimées et utilisées dans les espaces de dévotion, remplaçant progressivement les versions authentiques. Ce glissement imperceptible, dicté par les logiques esthétiques et technologiques, pourrait, à terme, transformer la mémoire visuelle du soufisme sénégalais et de ses grandes figures, jusqu’à en réécrire inconsciemment l’histoire.
Protéger l’authenticité comme un acte de foi et de mémoire
L’Intelligence artificielle, en tant qu’outil, n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Tout dépend de l’usage que nous en faisons. Appliquée à la restauration ou à la conservation d’archives, elle peut contribuer à prolonger la durée de vie des documents, faciliter leur accès et enrichir leur diffusion. Mais utilisée sans discernement, notamment pour «embellir» ou transformer les portraits de figures religieuses historiques, elle devient un facteur de déformation mémorielle. Ce risque n’est pas théorique : il est déjà observable dans la circulation massive d’images modifiées, qui supplantent peu à peu les originaux dans les espaces publics et privés. Si rien n’est fait, les générations futures hériteront d’une mémoire visuelle altérée, où l’authenticité aura été sacrifiée sur l’autel de l’esthétique numérique.
Il est donc urgent de mettre en place des mécanismes de protection du patrimoine iconographique religieux sénégalais. Concrètement, cela passe par :
La numérisation systématique et l’archivage sécurisé des photographies originales, avec des métadonnées détaillées et une certification d’authenticité.
La sensibilisation des communautés religieuses et du grand public à l’importance de préserver les images dans leur état d’origine, notamment à travers des campagnes éducatives et des programmes scolaires.
L’élaboration d’un cadre éthique national sur l’usage de l’Ia appliquée aux archives religieuses, inspiré des recommandations internationales (Unesco, 2021) et adapté au contexte sénégalais.
La création de labels ou filigranes officiels pour distinguer les images authentiques des versions retouchées, afin de guider les usagers dans un environnement visuel saturé de contenus artificiels.
Protéger l’authenticité de ces images n’est pas un geste conservateur ou nostalgique : c’est un devoir de vérité envers l’histoire, un acte de loyauté envers nos maîtres spirituels et une responsabilité envers les générations à venir. Dans la tradition soufie, la mémoire n’est pas seulement un souvenir : c’est un lien vivant entre le passé, le présent et l’avenir. Préserver les visages réels de Cheikh Ahmadou Bamba, Baye Niass, Serigne Saliou Mbacké, Serigne Babacar Sy et tant d’autres, c’est assurer que ce lien reste intact, pur et inaltérable, malgré les séductions trompeuses de la technologie.
Seydoux Barham DIOUF
Politiste de formation à l’Ucad
1 Comments
Une interrogation venue à son heure et une alerte à prendre au sérieux pour la sauvegarde du mythe religieux Sénégalais.
A lumière de votre contribution, je retiens trois éléments qui me semble plus ou moins important. La première, c’est l’absence de mécanisme juridique qui encadre l’utilisation de l’IA. Aujourd’hui, ces outils sont capables de déformer nos propres images et en créer même une histoire abscons aux yeux de la société. La question qu’il faudrait se poser c’est à qui amputer la responsabilité face à cette situation? Quelle est la responsabilité des sociétés qui développent ces IA? Une chose est sur aucune protection garantie par les utilisateurs.
La deuxième chose, c’est la neutralité des services de la documentation archivistes. Aujourd’hui, l’IA semble semble être l’outil la mieux placée pour nous donner des informations sur le passé. Es la vraie information? Comme vous l’avez bien dit : » l’IA ne restaure pas une image perdue ou une connaissance passé ». Elle ne fait que créer ses propres connaissances à partir des données qu’elle a déjà dans son serveur. C’est là où se trouve le mal, car les gens non-seulement ne parvient pas à faite la différence entre l’original et le copie et parfois ils sont mêmes favorable à la copie qu’a l’original grâce à des ajustements de l’IA.
Enfin, la troisième et dernière chose, réside sur la perte de l’authenticité des images religieuses. Car, plus les gens utilisent ajuster et retoucher par l’IA, les originales risquent de disparaître et la future génération ne pourra plus entrain en connexion avec les vrais images de leurs guides spirituel.