Ces trois dernières années, deux photos supposées de Shaykh Ahmadu Bamba sont apparues, alors que pendant plus d’une centaine d’années, le consensus était que le guide spirituel de la Muridiyya n’avait qu’une seule photo : la fameuse photo prise alors qu’il se tenait devant sa mosquée en bois dans sa concession de Bukhatul mubakaru à Diourbel. Il serait intéressant de réfléchir sur l’identité et les motivations des individus qui ont diffusé ces photos, les circonstances de leur diffusion et les réactions qu’elles ont suscitées. Mais cela devra être l’objet d’une étude plus approfondie. Aujourd’hui, je me limiterai à quelques observations sur la photo qui défraie la chronique.

Avant d’offrir une analyse quelque peu sommaire de ladite photo, je voudrais commencer par une observation générale. Dans l’iconographie coloniale, qu’il s’agisse de la photographie ou de la portraiture en général, il y a ce qu’on pourrait appeler des images archétypales. Ces images capturent, ce qui, du point de vue du colon, représente la substance de la personne ou de la chose représentée. Il y a par exemple le portrait typique du marabout avec son accoutrement, expression corporelle, et entourage. Il en est de même en ce qui concerne la femme noire avec son bébé sur le dos, du pasteur peul ou les lougans en hivernage. Ces images renvoient à une réalité générique. Mais il arrive que le photographe, le peintre, ou quelqu’un d’autre décide de les associer à une personne physique ou une réalité spécifique en y affixant une légende.

En ce qui concerne la photo qui nous intéresse, je dois signaler que je ne suis pas un spécialiste de la photographie et je ne dispose pas des outils qui m’auraient permis d’offrir une analyse scientifique rigoureuse. Mes observations seront donc essentiellement de nature intuitive et circonstancielle.

On nous dit que la photo a été prise à Diourbel, lors de la construction de la mosquée de Bukhatul mubarakatu (kër gu mag). Nous savons que l’autorisation pour la construction de cette mosquée a été obtenue en 1916. Et Seriñ Ahmadu Lamin Joob Dagana, qui était parmi ceux qui ont creusé les tranchées pour les fondations, nous dit que les travaux ont commencé en 1917. Plusieurs documents d’archives coloniaux, y compris le rapport mensuel d’ensemble du cercle de Diourbel de janvier 1918, parlent de la mosquée des Mourides de Diourbel (la construction était donc déjà avancée en janvier 1918). Mais il est toujours concevable que cette photo pourrait être prise pendant la construction de la mosquée, considérant la présence du Français tenant entre ses mains ce qui semble être des plans, même si la photo elle-même n’est pas datée. Cependant, il y a un certain nombre de détails qui me font douter que le chef religieux présent dans la photo représente Shaykh Ahmadu Bamba.

D’abord, considérant l’angle de prise du cliché et la centralité de la position du chef religieux, il apparaît que la photo a été arrangée. C’est à dire, le photographe aurait reçu la permission pour prendre le cliché et le Shaykh s’était positionné selon ses instructions. Cela m’étonnerait parce que même l’unique photo connue, celle de la mosquée à Diourbel, semble avoir été prise sans chorégraphie.

Ensuite, il me semble que le Français dans la photo était en conversation avec le chef religieux alors que je ne peux pas discerner la présence d’un interprète. Le Shaykh ne parlait pas français et il est improbable que le Français parlait wolof ou arabe. Par contre, Seriñ Balla Coro, qui a été le chef du quartier de kër gu mak, parlait bien français. Notons également que, selon les archives coloniales, Seriñ Massamba Mbakke s’occupait de l’aménagement de Mubarakatu. Je trouve la similarité entre la manière dont il portait son turban et le port du turban du chef religieux sur la photo assez frappante. Je dois également noter que Seriñ Tuubaa ne devait pas personnellement s’occuper des détails pour la construction de la mosquée et s’il devait avoir une conversation avec un technicien, il l’aurait eu à l’intérieur de sa maison.

Je suis également intrigué par l’accoutrement du chef religieux. Le boubou qu’il porte ressemble à un prêt-à-porter et le style semble atypique. Ni la tradition orale mouride ni les archives coloniales ne décrivent Shaykh Ahmadu Bamba s’habillant de cette manière. On peut faire la même remarque concernant les chaussures. Le chef religieux sur la photo porte des bottes qui, comme on le sait, sont des chaussures pour la longue marche ou pour l’apparat. Ce sont des chaussures associées aux soldats ou aux chefs de canton et coutumiers. A ma connaissance, entre 1912, date de son placement en résidence surveillée, et 1927, l’année de sa disparition, Shaykh Ahmadu Bamba n’est sorti de Diourbel qu’une seule fois, en 1920 ou 1921, pour répondre à une invitation du gouverneur général à Dakar. Il était sédentaire et n’avait donc pas besoin de
chaussures pour une longue marche. Il s’y ajoute que les bottes ne sont pas du tout des chaussures appropriées pour quelqu’un qui fait les ablutions souvent et qui sort rarement de sa maison. J’espère que cette contribution aidera à la clarification du débat.