Fatou Ba tient difficilement sur ses 70 ans. Mais sa mémoire a tout comptabilisé. Ayant vécu pendant près de 30 ans en Mauritanie qu’elle prenait pour son pays d’adoption, elle est le témoin des tragiques événements de 1989 qui ont conduit à la rupture des relations diplomatiques entre Dakar et Nouakchott. Elle partage ses souvenirs avec un trémolo dans la voix. Même si elle a du mal à retrouver le fil du destin qui l’avait portée à la prospérité. Triste !

«Si je continue de vivre jusqu’à ce jour, c’est parce que le bon Dieu en a voulu. Sinon par plusieurs fois, ma vie a été en jeu, quasi suspendue sur un fil. C’était affreux. C’est mon père qui y travaillait dans les chemins de fer. C’est ce qui m’a amenée en Mauritanie. J’y ai passé 22 ans. Les plus tendres moments de ma jeunesse, je les y ai passés. Les pires moments de ma vie aussi, je les y ai aussi connus. C’est inénarrable ce qui s’est passé durant cette période. Quand les événements sont survenus en 1989, nous vivions à Nouadhibou. Un maréchal des logis était notre logeur. Si nous avons survécu jusque-là, c’est en partie grâce à lui. Il nous a protégés et nous rassurait que rien ne nous arrivera tant que nous sommes chez lui. Il nous interdisait de sortir. On entendait et voyait parfois les atrocités subies par nos compatriotes. Les femmes ont subi de lourds sévices. C’était affreux. Les Maures de teint noir étaient sans pitié. C’est eux qui se chargeaient des sales besognes. C’était vraiment dur. A plusieurs reprises, les tueurs à gage communément appelés Harratins sont venus chez nous pour nous sortir de la maison et nous faire la fête. A chaque fois, notre logeur s’est interposé pour dire qu’il n’y avait plus de Sénégalais dans la maison. Nous les voyions bien armés et décidés à agir. C’était affreux. Nous avons été sauvés quand on nous a pris et amenés dans une mosquée. A ce niveau, il y avait des gardes préposés à la porte. Les tueurs ne pouvaient pas accéder à nous à cause de la sécurité. Seulement, nous avons été totalement dépouillés.
Tous nos biens (bijoux, argent) et que sais-je, tout a été récupéré par les militaires. Même s’ils ont veillé à notre sécurité face aux Harratins, ils nous ont dépouillés de nos biens. On nous vendait très cher le pain et les autres denrées alimentaires. Et on était obligé de les acheter pour survivre. Ce qui s’échangeait à 100f nous revenait parfois au quintuple. C’était dur, vraiment dur. Mais que faire face à une telle situation ? On fuyait la mort tout en se dirigeant vers elle sans le savoir. Et c’était en fait ça malheureusement. Beau­coup de nos compatriotes ont subi des moments qu’ils n’oublieront jamais. La plupart ont perdu la raison tellement ce qu’ils ont vu est cruel. Des bras coupés, des jambes sectionnées, des seins enlevés, des bébés tués, il y avait toute sorte de cruauté. Tout ce que je dis en ce moment, il y en a qui ont vu pire.
J’avais un restaurant que je gérais et qui me rapportait beaucoup. Quand les choses marchaient à l’époque, à chaque Tabaski, je venais au pays par avion. Je n’enviais personne, j’étais vraiment à l’aise. Depuis que la crise a éclaté et depuis notre rapatriement, tous les clignotants sont au rouge. Plus rien ne marche comme avant.  Certes nous avions été rapatriés par le Président Diouf, mais aucun accompagnement n’a suivi. Nous avons été dépouillés de tous nos biens en Mauritanie. A l’aéroport, avant d’entrer dans l’avion, les dernières fouilles effectuées par les soldats sur nous n’ont rien laissé. Même nos chaussures, ils nous ont exigés de les enlever. 30 ans après, nous végétons dans la pauvreté. C’est difficile et c’est dur. Ces événements, je ne les oublierai jamais. Si je suis devenue comme je suis, totalement pauvre, c’est à cause de ces événements. Ils nous ont ruinés et dispersés. Et notre Etat ne nous a pas accompagnés.»
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