Le «Off» du Dak’ART 2024 du LebergerdelîledenGor : La liberté de se déplacer
Cette biennale arrive à l’heure où des espoirs sont brisés, des pensées désespérées, des âmes qui flottent incertaines entre la vie et le rêve, entre le désordre de l’esprit et le retour à la froide réflexion.
Après des nuits entières que des artistes d’ici et d’ailleurs ont passées à dessiner, à écrire, à peindre pour rechercher les formes les plus heureuses, pliant visiblement leurs inspirations à une exigence esthétique, l’autorité a annoncé au pays un report au 7 novembre. Et pourtant, dans un élan dont seuls les artistes ont le secret, pétris de liberté qu’ils sont, plus de 150 manifestations culturelles durant la période initialement prévue ont eu lieu.
Le constat est l’impression qui découle à partir d’une décision ressentie comme unilatérale : le Dak’Art 2024 est-il devenu une vitrine craquelée ?
Des explications ? Chacun d’entre nous, artistes, critiques d’art, hôtes traditionnels ou nouveaux de la Biennale, en éprouve, de ce report, un sentiment de frustration, de désintérêt du pays organisateur, comptable au regard de l’histoire déjà ancienne de cet évènement artistique de renom, de désinvolture, entre autres sentiments.
Cette Biennale de l’art contemporain africain arrive au moment où des craintes sont nourries par la montée un peu partout en Europe de l’Extrême-droite dont le credo populiste est la fermeture de ses frontières aux migrants de tout horizon, et bien particulièrement la singularité que constituent les migrants d’origine africaine.
Cet aspect me paraît particulièrement important pour mettre en relief l’apport de la Biennale (en tant que manifestation artistique d’envergure continentale et au-delà) comme vecteur de l’interculturalité, de la mixité, par opposition au repli culturel, voire identitaire.
Nous sommes interpellés, nous nous interrogeons, nous sommes saisis de scepticisme et de doute qu’il faut conjurer pour réaffirmer des pensées et des idées porteuses de progrès pour l’humanité.
C’est le moment de faire jouer à l’art une fonction à caractère humaniste essentiel.
C’est le moment également choisi par les Hirondelles de fenêtre pour parcourir près de 10 000 km afin de rejoindre le Sud quand la Grive musicienne s’offre un parcours de 500 km et où le Grand labbe prend son temps pour un parcours de 2000 km. La plupart des individus quittant l’Europe pour l’hiver viennent en Afrique, beaucoup au Maghreb, mais certains traversent le Sahara pour rejoindre Dakar, leur terre d’escale.
Au moment où notre humanité est dans une impasse culturelle et civilisationnelle (l’excès de malheur procurant une sorte de sécurité, havre de grâce pour l’âme qui n’ose plus croire), ces oiseaux migrateurs nous enseignent la liberté de se déplacer, d’aller et de venir.
Une liberté fondamentale sans laquelle la liberté de penser ne pourrait pas se développer. Cela, car nous ne pourrions pas découvrir l’autre, échanger avec lui et même l’aimer.
Notre humanité est faite de voyages et de rencontres. L’effort culturel est une valeur de civilisation. L’artiste, qui témoigne de l’état de cette humanité avec un message d’espoir, doit pouvoir se sentir libre. La mobilité fait partie intégrante de la vie et de la carrière d’un artiste.
Comment fermer les frontières aux hommes quand on prône une mondialisation des échanges des biens et des capitaux ?
Nous, les artistes, préférons à celle-là les rencontres productives de sens nouveaux et d’idées, plutôt que celle des capitaux qui se délocalisent, jetant dans la misère des millions de travailleurs, celle qui affecte la nature et l’environnement.
L’art ouvre de nouveaux horizons dans une réelle démocratie participative parce que citoyenne pleinement à conquérir et à élargir : L’Art est politique, c’est-à-dire participant à sa manière d’une gestion vertueuse de la cité.
L’Art étant politique, la Biennale devrait être porteuse de la voix d’une Afrique qui s’affirme, d’une Afrique en éveil et qui défend les valeurs et principes d’ouverture, de tolérance, de libre circulation des biens et des personnes, et qui doit surtout déconstruire les peurs et les discours construits autour de la migration sous ses différentes déclinaisons et formes.
Elle doit rappeler que cette doctrine ou ces positions, à la limite du dogmatisme, sur la migration se font contre le cours de l’histoire. Car l’histoire de l’humanité a été celle des rencontres, celle des brassages et de la multiculturalité.
Il est tout de même ahurissant de constater que ce combat contre le cours de l’histoire est porté par ceux-là mêmes que la marche métissée de la même histoire a offert de voir la beauté de la mixité !
Comment une démocratie qui se drape dans l’exception de sa République laïque peut-elle affronter le métissage des cultures qui est peut-être la forme nouvelle de l’intégration ?
Après l’échec des politiques diverses -«flux zéro», fermeture des frontières et autres projets à seule visée électorale, l’évidence s’impose aujourd’hui : l’émigration, qui a toujours régi le développement des sociétés humaines, est devenue un défi mondial. Elle met en jeu le passé colonial, les inégalités économiques entre continents, les conflits politiques, ethniques et religieux, le respect du Droit international et bien particulièrement des droits que confère l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en ses alinéas 1 et 2 :
– 1. «Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.»
– 2. «Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.»
Autant d’incompréhensions qui poussent des populations rescapées de situations devenues insoutenables au départ, à finir leur vie dans les profondeurs de la mer.
Elles gardent des souvenirs terrifiants de personnes devenues presque fantômes d’un passé douloureux, de formes humaines qui leur avaient été si proches, brûlées par un mal surhumain, tordues par tous les vents haineux du ciel, qui émergeaient à leurs yeux des eaux de la peur. Elles ne pouvaient rien contre ce naufrage. Ces infortunés devaient rester sur le rivage. Sans armes et sans recours contre ce désastre, pendant que d’autres entretiennent les filières clandestines transcontinentales.
Ô ! Erreur dont nous sommes tous, d’une certaine manière, responsables.
Que nous reste-t-il d’un monde qui disparaît ?
Des mémoires textiles éparses par un filet recueilli. C’est d’un naufrage qu’il s’agit. Et comme dans le poème de Mallarmé : «A la nue accablante tu…», rien ne témoigne sur la mer insouciante du désastre qui a frappé les désespérés, y compris le mât désespérément silencieux.
Et moi artiste, je partage, saisi d’émoi ; je plonge dans l’infini océanique et reconstruis les restes faits de couleurs diverses, mais réalité identique (ci-gît l’humain) pour les livrer à la bleue tendresse d’un certain ange. A moins qu’ange et débris ne soient, ensemble, le seul monde qui nous abrite pour signifier le combat éternel entre la tentation suicidaire et l’élévation solidaire.
Pouvons-nous nous suffire aussi, dans notre geste d’artiste exerçant notre mission de l’art d’un regard en biais des bas-fonds de l’âme qui se manifeste dans le sensible de la représentation transfigurée. Hegel nous guidera au cœur de ce pont qui relie intérieur et extérieur, l’être pensé dans la représentation et l’être tel qu’il est offert à nos yeux, tel qu’il est dans le monde. Soucieux de l’élévation de l’humain, l’artiste convie et exhorte, par la lumière transparente de l’assemblage ordonné des restes et le mystère bleu ponctué par la lueur qui surplombe l’obscur désastre, à être les sujets de l’histoire universelle à conjuguer à nos temps présents pour des futurs prometteurs de lendemains de joie et de bonheur partagé et les bergers d’une nouvelle humanité.
L’artiste dit : soyons patients. Il est dur d’être dans un monde de faiseurs de rêves. Mais, l’apaisement venu des désirs s’élance, et nous réussirons par les arts à rasséréner le monde. Oui, nous pouvons : l’art est le rêve de l’humanité. Un rêve de lumière, de liberté et de force sereine.
Aujourd’hui, les influences artistiques transculturelles sont menacées.
De concert, embrassons l’ensemble de la route parcourue d’un regard lavé et d’un cœur détaché. Par ce geste, afin que cessent les restrictions de plus en plus drastiques sur les déplacements des personnes et le renforcement des mesures sécuritaires aux frontières.
Il est en effet essentiel que les artistes aient l’occasion de découvrir des milieux qui leur sont étrangers pour progresser professionnellement, mais aussi pour rencontrer d’autres communautés et élargir leur compréhension d’autres cultures. Car le «créateur» doit être lui-même un monde, il doit trouver toute chose en lui et dans la nature à laquelle il s’est lié.
La mobilité culturelle est depuis longtemps un élément essentiel des sociétés et la source de certaines des créations artistiques les plus célèbres de l’humanité, depuis l’Antiquité. Je lance un appel : soyons créatifs d’exigences nouvelles et positives pour être un collectif intégral et éveillé. «L’essentiel, en effet, dans l’éducation, ce n’est pas la doctrine enseignée, c’est l’éveil.»
Toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme de la paralysie, sourds que nous sommes à la vie de nos sentiments frappés d’étrangeté. C’est que nous sommes seuls avec l’étranger qui est entré en nous. C’est que tout le familier, tout l’habituel nous est enlevé pour un instant. Nous nous trouvons au milieu d’une transition où nous ne pouvons rester arrêtés. Voilà pourquoi la tristesse est passagère : le nouveau en nous, venu s’ajouter, est entré dans notre cœur, a pénétré dans sa loge la plus intime. Mais, là même, il n’est plus ou est déjà dans le sang. Et nous n’avons pas connaissance de ce que c’était. On pourrait facilement nous faire croire que rien ne s’est passé. Pourtant, nous nous sommes transformés comme se transforme une maison où un hôte est entré.
De tout notre être, de toutes nos forces ramassées autour de notre cœur solitaire et inquiet dont montent les battements, nous apprenons à aimer notre pays et à nous faire mutuellement confiance.
Acceptons le destin, portons son fardeau, reconnaissons sa grandeur, sans jamais réclamer une récompense qui pourrait venir du dehors. Et comme les abeilles recueillent le miel, nous tirerons de toute chose le plus doux.
Par la force de notre art, nous pouvons d’un seul coup de pinceau ravigoter la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue et renverser tous les obstacles.
Avec tout mon dévouement et ma sympathie.
Abdoulaye DIALLO
LebergerdelîledenGor :
Pénc 1.9/ atelier LebergerdelîledenGor, île de nGor 2ème plage / Dakar