Mon souhait unique est de partir de mon expérience de près d’un demi-siècle (48 ans exactement), passée dans deux instituts de recherches, notamment Irho (Institut de recherches pour les huiles et oléagineux) 1965-1974 et Isra (Institut sénégalais de recherches agricoles) 1974-2013, pour proposer les nouvelles orientations qui me semblent plus à même d’apporter des avancées significatives au secteur agricole.
Durant ma carrière où j’ai dirigé pendant trente années une station de recherches, dès la création de l’Isra, j’ai particulièrement apporté au secteur semencier, auquel je me suis par la suite spécialisé des avancées telles :
• La production de l’essentiel des semences de pré-base d’arachide nécessaire pour la reconstitution de son capital semencier de 1997 à 2013 ;
• La production des semences de premiers niveaux de riz pour la région du fleuve ; ainsi que celles de la région sud durant toute la crise casamançaise, pour la même période ;
• L’introduction de 10 variétés de blé depuis le Royaume du Maroc, suivie de leurs tests d’adaptation agronomique, de 2001 à 2013 ;
• La mise sur pied et le fonctionnement, de 1983 à 1989, d’une ferme de 150 ha (Serpa), irriguée par pivomatic à Louga dont le promoteur était feu El Hadji Djily Mbaye ;
• La participation en qualité d’expert à l’opération Semir (Semences irriguées) initiée par la Sonagraines en 1996 pour la multiplication de semences d’arachide dans le delta et la moyenne vallée du fleuve Sénégal • La conduite en qualité d’expert désigné par l’Isra du programme Suneor de multiplication de semences d’arachide d’origines américaine et chinoise au niveau des grands périmètres irrigués de la vallée du fleuve et de la zone de Keur Momar Sarr (2008) ;
• L’introduction directe des semences de pré-base dans les exploitations des gros producteurs, des khalifes généraux, grands marabouts agriculteurs pour sécuriser les semences de base et accélérer la reconstitution du capital semencier ;
• La production de semences de pré-base d’espèces diverses : oignon, piment, jaxatu, maïs, niébé fourrager et grain, sésame ;
• La coordination d’un groupe pluridisciplinaire chargé par le ministère de l’Agriculture de la valorisation des résultats de la recherche en milieu paysan, au niveau de 5 régions : Thiès, Diourbel, Kaolack Fatick et Louga ;
• L’élaboration de guides pratiques de production pour différentes espèces cultivées, à l’attention des grandes sociétés, des formateurs et des agriculteurs de pointe ;
• Formation d’agents de sociétés nationales de développement agricole, d’Ong, de privés et de contrôleurs semenciers, etc.
En guise de reconnaissance et de sanction positive, les autorités ont décidé d’ériger la station expérimentale de Ndiol (mon principal centre d’activités) comme vitrine de l’institut et en la baptisant : «Station Serigne Moustapha Bassirou Mbacké», grand marabout et entrepreneur agricole, frère aîné de l’actuel Khalife général des Mourides. (9 septembre 2008- Google).
Diagnostic des grandes filières agricoles et pistes possibles d’amélioration
L’arachide : une filière arachidière aux résultats mitigés
Malgré une longue présence au Sénégal, cette culture atteint rarement des performances satisfaisantes. Plusieurs explications pourraient être évoquées :
*Les besoins réels en eau des différentes variétés restent toujours insatisfaits sous pluie stricte (bassin arachidier) ;
*Les lots de semences sont le plus souvent des mélanges de variétés dégénérées, de cycles différents. Ils sont dans l’impossibilité d’atteindre les densités requises pouvant donner un rendement payant : celui-ci étant déterminé d’abord par le nombre de pieds (densité/ha) et leur rendement individuel ;
*L’absence réelle d’un capital semencier suffisant et organisé, suivant les législations en vigueur et les règlements techniques particuliers de l’arachide.
L’Isra, qui est l’unique obtenteur et détenteur de l’espèce, n’a pas tous les moyens de satisfaire la demande en pré-base, malgré l’existence de son service semencier. Il se contente de produire les deux premières générations qui sont toujours de faible quantité, en station, pour ensuite se tourner vers de grands exploitants privés, mieux équipés. Ceci, pour pouvoir produire la génération 3 qui est la semence de départ vers l’exécution du programme national semencier.
Les acteurs de ce programme, après l’Isra, sont les privés semenciers agréés et contrôlés par la Division des semences. Les activités de chacun de ces 2 groupes sont soumises à l’application stricte du règlement C/REG.4/05/2008, portant harmonisation des règles régissant le contrôle de qualité, la certification et la commercialisation des semences végétales et plants dans l’espace Cedeao.
Malheureusement, il y a à la fois à déplorer l’absence d’un encadrement technique rapproché et de contrôleurs au champ officiellement reconnus. Seule la région du fleuve compte une présence véritable de contrôleurs privés semenciers agréés. Ces derniers étaient destinés à la filière riz au départ, mais ont fini par élargir leur champ d’activité aux nouvelles cultures telles que l’arachide qui y prend place petit à petit, sous l’impulsion de l’Isra.
C’est d’ailleurs dans cette zone que les rendements de l’arachide ont atteint des niveaux de rendement de loin supérieurs à ceux prévus par les fiches techniques pour l’ensemble des variétés homologuées. Sur fleur 11 par exemple, le rendement a été même triplé : 6 t/ha, avec un poids aux 100 gousses augmenté de 11 grammes et un rendement au décorticage de l’ordre de 65%.
L’arachide a réellement changé de comportement dans les conditions irriguées du fleuve. Voilà pourquoi la région devrait jouer le rôle de zone de sécurité pour la multiplication de toutes les semences de base, en laissant au bassin arachidier dont le régime hydrique est aléatoire, les niveaux R1, R2 et suivants. Mon article du 31 mars 2018, sur Google (écrit en période de difficultés d’écoulement de la production), intitulé : «Pourquoi l’arachide du Sénégal ne se vend pas», donne plus d’éclairages sur le sujet.
La riziculture, futur levier de la souveraineté alimentaire ?
Il demeure depuis toujours le produit alimentaire le plus importé. Son autosuffisance ne sera possible qu’après une profonde réorganisation de l’ensemble du système de production.
• Amélioration de la qualité des aménagements, baisse de leur coût, ainsi que celui de l’irrigation. La pratique d’une irrigation par déversement devrait être étudiée partout où c’est possible.
Les régions de Pavia et de Vercelli, en Italie, premiers producteurs de riz d’Europe, utilisent cette technique depuis l’aube des temps (Voir dans le net mon article intitulé «Autosuffisance en riz en 2017, par devoir d’éclairage : El-Hadji Moustapha Diop : novembre 2014»).
• Reprofilage des cours d’eau, accompagné de la suppression des adventices envahissantes pour en optimiser les débits, souvent insuffisants à des moments cruciaux (exemple récent de Diawel).
• Mettre le paquet pour renforcer les capacités de l’ensemble des producteurs de la moyenne et de la haute vallée, de loin moins performants que ceux du delta. L’île à Morphil, qui fait 1250 km2, sur une longueur de 200 km, pourrait en même temps sortir de son extrême pauvreté, inexplicable.
• Révision du nombre pléthorique de variétés homologuées en circulation. En décembre 2017, l’Isra homologuait 15 nouvelles variétés, alors qu’il en existait déjà trente disponibles. Ceci, loin d’aider à l’atteinte de l’autosuffisance en riz, comme d’aucuns pourraient le penser, ne fait que compliquer les choix et contrôles à tous les niveaux. Quel est le semencier qui peut faire la différence entre 45 variétés de riz, chacune avec ses propres caractéristiques déterminées par la génétique ?
Cette prolifération de variétés nécessite des arbitrages raisonnés pour des choix plus opérationnels.
L’oignon : un exemple de réforme à engager pour une agriculture sénégalaise compétitive
Cette culture dont l’écoulement et la conservation posent le plus de difficultés à l’Etat, aux commerçants et aux producteurs. La source du problème provient essentiellement de la qualité des semences utilisées.
L’oignon est une culture bisannuelle, qui comprend 2 phases.
An 1 : Une semence certifiée de pré-base (matériel de l’obtenteur) est plantée en vue d’obtenir des bulbes mères matures, qui sont ensuite triés suivant leur forme, taille, coloration et nature, après élimination totale de tous ceux qui sont montés en fleurs. Le lot obtenu (semence de base) est conservé en séchoir ou par d’autres moyens jusqu’à la saison suivante de production.
An 2 : Les bulbes mères sont plantés pour monter en fleurs et produire uniquement des semences de base. La poursuite du même processus mènera aux semences standards qui limitent le processus de certification légale. Les semences standards sont utilisées pour la grande production destinée à la consommation.
Seul ce processus peut permettre l’obtention d’un oignon de consommation identique à celui de l’importation.
L’inaptitude à la conservation des oignons du Sénégal vient de la montée systématique de la culture en fleurs, alors que le phénomène ne doit pas dépasser les 15%. Ces fleurs sont portées par une hampe florale sortie du cœur des bulbes où elle laisse une galerie centrale. Cette «plaie» est la porte d’entrée de l’humidité et des bactéries. C’est ainsi qu’on remarque chaque année une aggravation des pertes par pourrissement dès la montée de l’hygrométrie de l’air (début d’hivernage).
Comprenons définitivement qu’un produit d’une telle mauvaise qualité ne peut être conservé par aucun moyen, même par les chambres froides qu’on évoque souvent. Les producteurs professionnels sont nombreux au Sénégal à mettre sur le marché des oignons répondant aux normes (Sénéguindia, Scl, Socas, projet de Diobass, qui a même exporté en Europe, etc.).
La solution passera nécessairement par une réorganisation profonde du secteur où on observe :
Un vide causé par le manque de moyens de l’Isra pour produire les pré-base de violet de Galmi, la principale variété cultivée au Sénégal. Par ricochet, son autoproduction a entraîné la dégénérescence de la variété, qui explique les difficultés actuelles.
La place laissée a créé une affluence d’importateurs semenciers privés qui introduisent de façon anarchique toutes sortes de matériel végétal, vendu à des prix exorbitants. L’introduction incontrôlée de ces variétés est souvent à l’origine de la venue de maladies et de divers parasites (mouche blanche, cochenille farineuse, pucerons sur le niébé, etc.).
A ce stade, le service semencier est officiellement mandaté pour faire appliquer le décret 97-602 instituant un catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées au Sénégal, ainsi que le décret 97-616 portant réglementation de la production, de la certification et du commerce des semences et plants.
Cette réglementation a été renforcée par le règlement Cedeao cité plus haut. La résolution de ces difficultés pourra à terme arriver à l’émergence de producteurs professionnels, dans un circuit bien organisé.
En définitive, il y a une nécessité d’un meilleur éclairage des décideurs afin d’engager des réformes structurelles et basées sur des évidences scientifiques.
Le Sénégal possède un Institut de recherches (Isra), qui est le prolongement direct des anciens instituts français depuis 1923 (Cnra de Bambey). Ces instituts (Irat, Irho, Irct) ont conçu l’essentiel des programmes de développement agricole de l’Afrique de l’Ouest à partir du Sénégal.
L’Isra lui-même est devenu cinquantenaire depuis cette année. C’est dire que le pays peut être fier de son organe de recherche, qui a mis au point de nombreuses technologies de pointe capables de booster le développement national de façon significative.
Malheureusement, ces connaissances sont insuffisamment valorisées, pour ne pas dire sont restées dans les tiroirs. Les sociétés de développement et autres acteurs qui devaient transférer les acquis n’en sont pas suffisamment informés, mais développent des stratégies purement maison dans un cadre d’appui-conseil, de renforcement de capacités, etc. Recommandés par les institutions de Bretton Woods… Si pour la campagne agricole 1965-1966, le pays a obtenu une production contrôlée (et non surestimée comme actuellement) d’1 million de tonnes, c’est parce que derrière se trouvait une bonne organisation qui liait solidement la recherche, la vulgarisation et le producteur. Les sociétés de vulgarisation (Satec, puis Sodeva) étaient arrimées à la recherche et traduisaient en thèmes digestibles les acquis de la recherche. Si après toutes ces années de progrès scientifiques réalisés, le monde rural continue encore à chercher sa voie, le constat implique obligatoirement des réformes. Ces réformes s’avèrent nécessaires au vu de la conception ou de la réalisation de projets très coûteux, sans véritable maîtrise ou même vision prospective :
On peut citer les deux grands projets agricoles étatiques de Keur Momar installés non loin de l’ancienne ferme israélienne qui a fini par disparaître pour cause de salinité des sols.
Les mêmes causes y sont en train de produire les mêmes effets. L’eau du lac est chargée en chlorures provenant du drainage des parcelles de canne à sucre de la Css, cultivées sur des sols salés. Les concentrations suivent un gradient nord-sud et varient avec l’évaporation. «Gogels & Gac : 1986.» La Sepam (Société d’exportation de fruits et légumes), qui possédait deux grandes exploitations dans la zone, a fini à l’abandon.
Dans la même veine, on peut déjà s’inquiéter de la plantation de manguiers à Touba, alimentée par des forages dont la qualité de l’eau est affectée par un taux de salinité supérieur à 2000 mg/l. C’est seulement vers la partie est (Touba-bogo) qu’on trouve une meilleure qualité, avec des taux de 650 mg/l. (source : Ecole supérieure polytechnique/Dpt Génie civil «Projet de fin d’études : M. Ndiaye & S. Ngom-2006».
Le problème est posé si on sait que le manguier est sensible à l’accumulation de sel et qu’une teneur supérieure à 1200ppm entraîne des symptômes menant vers la mortalité. L’inexistence de plantation de manguiers dans la ville sainte, qui pourtant compte 42 forages et une gratuité de l’eau, devait être source de questionnements.
La plus grande difficulté des périmètres irrigués par les forages captés dans le maestrichtien est la gestion de l’irrigation à partir d’une eau chargée. Dans les régions de Kaolack, Fatick et Diourbel, cette nappe renferme de l’eau salée et/ou fluorée, avec une teneur en chlorure variant entre 750 et 3500mg/l.
C’est ainsi que même avec une concentration d’1g/l, si on apporte 2000 m3 dans l’année (soit 5 à 6 mm/jour), on provoque une accumulation de 2 tonnes de sel par hectare. Voilà la raison qui fait que beaucoup d’exploitations agricoles initiées par l’Etat (plus particulièrement celles irriguées par aspersion) ont périclité dès leurs premières années de fonctionnement. Il y a déjà une douzaine d’années, il m’avait été demandé d’installer des parcelles de production de semences de pré-base dans certains de ces périmètres. Mais une simple visite des lieux m’a immédiatement fait reculer et abandonner l’idée.
Des groupes différents : «Le Maroc, qui l’a réussi avec l’ensemble Inra/Sonacos, nous fournit des fruits et légumes frais au quotidien. De nombreux autres exemples d’approches inopérantes, toujours coûteuses, pourraient être évoqués. Voilà pourquoi une grande unité d’action susceptible de garantir la réussite de l’objectif final doit être pensée, car si l’on veut faire du concret, si l’on veut faire du vrai, il faut pouvoir faire travailler ensemble des groupes différents.»
El Hadji Moustapha DIOP
Spécialiste en semences et productions
végétales
Retraité de l’Isra
isratapha.diop@gmail.com