Nul ne sait mesurer exactement le poids relatif des intérêts, des croyances, des émotions dans les affaires humaines, mais on peut supposer que les débordements émotionnels, s’ils ne sont pas le moteur de l’histoire, contribuent grandement à en orienter le cours. D’ailleurs, selon Jean François Dortier, les politologues et historiens prennent de plus en plus compte le rôle des émotions dans la dynamique de l’histoire. En effet, «les réactions épidermiques produisent des passions tristes, colère, haine et ressentiment qui ne sont pas bonnes conseillères», Dortier (2019, n° 320,5), écrit le directeur de publication de la Revue Sciences Humaines éditée en France.
Ce phénomène n’est pas propre aux relations diplomatiques, angle d’analyse de l’éditorialiste français, car on le retrouve dans les disputes de tous ordres : dans les couples, au travail, entre voisins, etc. En effet, dans nos rapports heurtés, les débordements émotionnels, crises de larmes ou de colère sont pointés du doigt. Compte tenu des risques que ceux-ci comportent, notamment en milieu professionnel, de plus en plus de managers et éducateurs s’intéressent à des compétences émotionnelles à acquérir ou cultiver, dont l’une, essentielle, consiste à être capable d’exprimer ses émotions de manière socialement adaptée. Beaucoup de techniques sont vantées pour canaliser nos ressentis, les exprimer de manière adaptée, mais on peut tous noter cette difficulté à régner en maître sur notre bazar intérieur.
Dans un lieu de travail comme l’école, espace de vie scolaire, des conflits ne manquent pas de se poser. En effet, faute de maîtrise de soi et à cause d’émotions considérées comme des éléments imprévisibles et irrationnels par opposition aux fonctions plus «nobles» du raisonnement, les relations peuvent être souvent difficiles au point de pourrir l’atmosphère de travail.
En repensant à une discussion récente, à l’occasion d’une rencontre entre le proviseur et certains de mes collègues du lycée Ababacar Sy, je me suis demandé ce qui a pu blesser les uns et les autres durant les échanges. Et ce qu’il y a lieu de faire maintenant pour rééquilibrer les relations.
Au lycée de Tivaouane, cette année, nous avons perdu deux collègues, Papa Birame Diop et Mame Diène Ndong, respectivement professeurs de Svt et d’histoire et géographie, rappelés à Dieu durant le mois de février ; des enseignants modèles, arrachés subitement à notre affection. Mais nous nous en remettons au Tout-puissant : nous sommes tous comme des pions sur le damier du temps et aucun milieu social ou professionnel n’est épargné par la faucheuse. Celle-ci ignore la fonction ou le statut de ses proies ainsi que les lamentations de leurs proches. On a beau philosopher pour l’exorciser : «philosopher, c’est apprendre à mourir», notait Cicéron qui, à la fin de sa vie, meurtri par la mort de sa fille et son divorce, édicte une philosophie de la résignation empreinte de stoïcisme ; se divertir pour ne pas y penser selon l’idée de Pascal qui considérait que ce n’est pas la mort qui fait peur, mais le fait de penser à la mort. Mais cet absolu, selon l’expression de Hegel, nous surprend et frappe quand on s’y attend le moins : «On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe…», notait Hugo. Peut-être pour plaire à cette mort, il faut savoir l’attendre…
Monsieur Ndong, comme l’appelaient affectueusement ses élèves, se savait malade, souffrant dans la dignité, il avait tenu à accompagner ses élèves jusqu’à la fin de ses jours.
C’est ce qu’il faut lire dans un passage du texte, «Laser sur le décès du collègue Mame Diène Ndong», qu’un collègue a écrit pour lui rendre hommage : «Nonobstant sa maladie, il a corrigé ses copies et a rendu les notes à ses élèves. Qui l’a vu vendredi, trois jours avant son décès survenu le lundi 24 février 2020, savait qu’il n’était plus ce qu’il était. C’étaient seuls son courage, son sens des responsabilités, son amour qui l’avaient poussé à venir à l’école.»
Ce à propos de quoi je suis en désaccord avec mon collègue, auteur du texte en hommage à feu Mame Diène Ndong, c’est de penser que les autorités éducatives et administratives n’ont rien fait pour assister la famille du défunt. Dans son texte, on peut encore lire : «Je pense au sort qui lui a été réservé après sa mort, je suis écœuré. Aucun mot ne saurait traduire fidèlement mon amertume, mon aversion à l’égard de nos autorités administratives et académiques.»
Pour dire la vérité, à l’annonce du décès, les collègues étaient nombreux à rallier l’hôpital, ceux du lycée Ababacar Sy comme ceux avec qui il a servi au Cem Habib Sy, son deuxième poste dans la zone, après Pambal. L’Inspecteur de l’éducation et de la formation (Ief), la plus haute autorité éducative du département et un de ses adjoints, étaient présents à l’hôpital Abdoul Aziz Sy Dabakh de Tivaouane jusqu’à minuit, aux côtés des collègues, attendant la levée du corps. Ce qui se fera finalement le lendemain. Si un minicar a été utilisé pour le transport du corps, c’est parce que l’ambulancier de l’hôpital de Tivaouane n’était pas disponible ce jour-là ; surtout, seul et avec une seule ambulance, l’autorité hospitalière ne pouvait pas se permettre de le libérer pour la journée du voyage à Sokone où l’enterrement a eu lieu.
Quant à l’absence de l’Inspecteur d’académie (Ia) ou de l’autorité préfectorale à la levée du corps de notre défunt collègue, elle se justifie pleinement. Leur en vouloir pour cela serait, à mon humble avis, trop exiger d’eux : outre les affaires courantes dont ils doivent s’occuper quotidiennement, ils sont souvent confrontés à des contraintes de calendrier qui ne leur permettent pas de se déplacer chaque fois qu’un collègue disparaît.
Il faut reconnaître que l’Inspecteur d’académie ne peut pas être présent partout. D’ailleurs, sitôt qu’il a été informé du décès, il a donné des instructions à l’inspecteur départemental de se rendre à l’hôpital de Tivaouane. Cette autorité départementale représente l’Ia, le Demsg, le ministre de l’Education nationale, l’Etat. Et lors des prières du 8ème jour, une forte délégation de l‘académie, conduite par le secrétaire général de l’institution et composée d’un inspecteur d’enseignement moyen et secondaire, d’un inspecteur de vie scolaire, de l’Ief départemental, du proviseur, du censeur et de quelques collègues du lycée de Tivaouane, dont Moussa Coulibaly, ami du défunt, s’est rendue au domicile de la veuve avec une enveloppe financière pour apporter leur soutien et présenter les condoléances de toute la communauté éducative à la famille du disparu.
Ce dont on ne parle pas souvent, c’est l’accompagnement de l’Etat quand un enseignant est malade : en tant que fonctionnaire, il bénéficie d’une prise en charge pour ses analyses et soins médicaux. L’imputation budgétaire permet à l’agent de l’Etat de payer le 1/5 du coût des soins. Et ceux qui sont dans une mutuelle de santé ne paient rien à l’hôpital et s’acquittent de la moitié de leur facture d’ordonnance au niveau des pharmacies agréées parce que l’Etat subventionne ces mutuelles de santé.
Par ailleurs, je ne partage pas du tout les appréhensions de certains collègues qui ont reproché au proviseur du lycée Ababacar Sy de manquer de compassion ou d’empathie, un sentiment de partage et de compréhension affective, lors du décès de nos deux collègues. Je suis en phase avec le proviseur lorsqu’il évoque la continuité du service public : à partir du moment où il avait donné des instructions au censeur d’accompagner la dépouille du défunt, il fallait nécessairement quelqu’un pour rester sur place et gérer la situation, surtout que des élèves ont appris, en venant à l’école le matin, le décès de leur professeur.
Je pense que nous nous donnons un peu trop de liberté en nous attaquant à tout bout de champ à notre Administration, oubliant que ce sont des collègues qui vivent les mêmes problèmes que nous : indemnités de fonction qui ne suivent pas, actes d’avancement, validation en cours, actes de reclassement, projets toujours en instance de signature, etc. autant de manquements qui plombent la carrière de nombreux fonctionnaires, pas seulement celle des enseignants.
Il s’y ajoute que les chefs d’établissement vivent un stress permanent : au moment où nous nous plaignons de l’absence de moyens, eux, placés devant l’obligation de résultats, doivent rendre compte, car l’heure est à la réédition des comptes. Sans oublier le chantage émotionnel ou affectif dont ils sont l’objet. En psychologie, le chantage consiste à faire en sorte que l’autre agisse et se comporte selon nos propres intérêts et contre sa volonté. Il s’agit d’une forme de contrôle qui fait appel à des stratégies comme la culpabilité et la peur pour faire chanter l’autre. Le chantage, c’est mettre l’autre face à un dilemme tout en s’assurant que la culpabilité s’emparera de lui s’il ne fait pas ce qu’on lui demande.
Il nous arrive souvent d’appeler le censeur, le principal ou le directeur d’école pour lui annoncer le décès d’un parent éloigné, la femme d’un cousin, ou d’un voisin et de s’autoriser une absence dare-dare parce qu’on doit assister à l’enterrement, oubliant les élèves qui attendent sagement l’arrivée de leur professeur en classe. Beaucoup de chefs d’établissement n’osent pas réagir et faire respecter les textes de peur d’être jugés, d’être voués aux gémonies.
Avant de boucler cet article, une discussion que j’ai eue avec un ancien principal m’a conforté dans mes hypothèses. Il me confiait qu’un ami et collègue principal s’est fait vertement critiquer par ses administrés parce qu’il avait sommé une collègue veuve de reprendre le travail une semaine après le décès de son mari. Ces collègues, qui ont accablé leur supérieur hiérarchique, ont fait preuve de mauvaise foi : il n’est pas prévu de congé de veuvage dans la réglementation et dans le décret 63-116 du 19 février 1963, sur les congés et absences, il est clairement précisé que : pour le décès d’un conjoint, d’une mère, d’un père ou d’un enfant, l’autorisation d’absence ne dépasse pas 3 jours.
Certes il faut un management humanisant : le management par les valeurs est aujourd’hui à la mode, surtout les nouvelles recettes indiennes où on cherche à «renverser la pyramide sociale», en faisant confiance à ses administrés et en leur donnant du pouvoir, mais nous ne sommes pas dans une famille à l’école, et le chef d’établissement, non plus, n’a pas à jouer le rôle de père ou d’oncle. J’ai bien peur qu’en insistant sur cette familiarité ou en jugeant les autres à partir de leurs seules compétences sociales ou disposition empathique, qu’on oublie ses devoirs et responsabilités dans son lieu de travail. On comprend ainsi tout le mal vivre dans nos établissements si on réagit sous le coup des émotions qui nous submergent et nous empêchent parfois de réfléchir sereinement ou d’agir.
Nous ne devons pas oublier, en tant qu’agents de l’Etat, que nous sommes tenus par des obligations de réserve. Nous devons aussi, entre gens de l’esprit, garder toute notre sérénité face à nos élèves, à nos collègues et au personnel administratif, dont les surveillants qui sont des collaborateurs. On gagnerait d’ailleurs à réfléchir sur nos problèmes de santé. Pourquoi de plus en plus des enseignants craie en main tombent et meurent ? Beaucoup de maladies respiratoires terrassent ces «huchards» de la République. Et nul chef d’établissement responsable ne peut refuser de discuter de l’insalubrité dans les salles de classe, ou de la pollution. Je pense aux effets polluants des activités autour des établissements. Parmi les victimes, il y a beaucoup d’enseignants craie en main, des professeurs d’Education physique et sportive (Eps) qui, seuls avec leurs élèves, restent exposés à la poussière dans des salles de classe souvent sans portes ni fenêtres et terrains de jeux, au moment où leurs chefs d’établissement sont à l’abri de la pollution parce que retranchés dans des bureaux bien fermés. Aujourd’hui plus qu’hier, on dépense plus en frais médicaux pour soigner des problèmes respiratoires, surtout que nous souffrons de toutes sortes d’allergies dues à des substances polluantes et restons enrhumés 300 jours sur 365. D’ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé (l’Oms) a récemment lancé une campagne nommée BreathLife avec pour objectif de faire prendre conscience aux populations que la pollution de l’air – désignée ici comme un «tueur invisible» – représentait un risque sanitaire et environnemental majeur. En effet, la pollution de l’air tue chaque année plus de 7 millions de personnes dont 600 mille enfants.
Certes les difficultés sont nombreuses, les conditions de travail pas toujours des meilleures, mais pour «la cause des enfants», pour reprendre l’expression de Françoise Dolto, leur éducation dont dépend notre futur, acceptons de faire des sacrifices pour mériter surtout nos émoluments ! Je pense à l’éthique professionnelle qui doit être la priorité des priorités.
Il faut saluer au passage la chaîne de solidarité au lycée avec l’amicale du personnel qui n’a pas attendu la réaction des autorités pour s’organiser et accompagner le corps à Sokone, où repose désormais celui qui fut notre collègue et ami. Nous prions tous pour que Dieu l’accueille dans son paradis firdawsi.
A défaut de la reconnaissance de la Nation, que chaque enseignant s’efforce de tenir haut le flambeau de l’espoir pour le redressement de l’école, creuset de l’éducation, sans laquelle il n’y aura jamais un nouveau type de Sénégalais ; soyons dignes de l’héritage de ceux qui sont morts au front, dont Mame Diène Ndong et Papa Birame Diop !
Bira SALL
Professeur de philosophie Au Lycée Ababacar Sy de Tivaouane,
Chercheur en éducation
sallbira@yahoo.fr
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