Saviez-vous que l’Ukraine dispose d’une ambassade à Dakar ? Probablement beaucoup de Sénégalais ne le savent pas ! A la chute de l’Urss en 1990, l’Ukraine, devenue indépendante, noue une relation diplomatique avec le Sénégal en novembre 92 et ouvre son indépendance à Dakar en 2012. Si cette coopération entre les deux pays est vieille de 30 ans, elle n’est pas forcément très connue. Nommé ambassadeur d’Ukraine à Dakar il y a quelques semaines, Yurii Pyvovarov veut changer la situation. Il milite pour le renforcement et l’intensification des contacts d’affaires entre les deux pays, la mise à jour de l’agenda diplomatique, entre autres. Dans cet entretien, le diplomate, qui couvre toute l’Afrique de l’Ouest avec une résidence à Dakar, parle aussi de la situation en cours au niveau de la frontière russo-ukrainienne, avec la menace d’invasion annoncée dans ce pays par des hommes de Poutine. M. l’ambassadeur, la présence ukrainienne à Dakar est trop discrète. Pourquoi ?

Je suis complètement d’accord avec vous. La présence de l’Ukraine au Sénégal est vraiment faible. Mais, je pense que c’est déjà du passé. Quelle est la raison de cette situation ? Je pense que la raison, c’était le manque de dialogue régulier à tous les niveaux entre nos deux pays. De plus, l’Ukraine n’a ouvert son ambassade à Dakar qu’en 2012. Et le Sénégal n’a pas encore ouvert sa représentation à Kiev. Par conséquent, nous nous connaissons peu, ce qui doit être corrigé. Il est vraiment triste que depuis l’établissement des relations diplomatiques entre nos deux pays, le 25 novembre 1992 (cette année, nous marquerons le 30e anniversaire de cette date importante), il n’y ait eu aucune visite bilatérale de haut niveau à Dakar, ni à Kiev. Mais nous travaillons à ouvrir une nouvelle page, une page plus dynamique, dans nos relations bilatérales. Et nous réussirons, j’en suis convaincu. C’est pourquoi je suis ici à Dakar.

Quels sont les axes de coopération entre Kiev et Dakar ?
Le Sénégal est et restera un partenaire important et prometteur de l’Ukraine en Afrique de l’Ouest. Il est fort important d’intensifier les contacts d’affaires entre nos deux pays. Il est encourageant de constater qu’au cours de la dernière année, le nombre de demandes d’entreprises sénégalaises visant à trouver des partenaires en Ukraine, ait considérablement augmenté. Nous favoriserons certainement l’établissement d’un partenariat fiable entre les milieux d’affaires de nos deux pays. Nous sommes prêts à unir nos efforts avec des partenaires sénégalais, pour accroître les échanges entre les pays et trouver de nouveaux domaines de partenariat commercial. L’Ukraine a un potentiel important pour le développement des infrastructures portuaires du Sénégal, le développement des champs pétroliers et gaziers, la fourniture de matériaux de construction, de produits métallurgiques, etc. Nous sommes conscients des besoins agricoles du Sénégal et sommes prêts à offrir à votre pays du blé ukrainien, du lait en poudre, de la viande, de l’huile, etc., bien connus sur le continent africain.
Et bien sûr, l’une de mes tâches principales est d’intensifier le dialogue politique entre l’Ukraine et le Sénégal. Je suis heureux de constater qu’entre les ministres des Affaires étrangères de nos deux pays, Mme Aïssata Tall Sall et D. Kuleba, soient déjà établies des relations personnelles amicales et constructives, ce qui est très important. Je prévois de travailler à l’organisation d’une série de visites bilatérales des dirigeants de nos deux Etats, ainsi que des ministres compétents, dans un avenir proche. Ce n’est qu’une partie de ce qui doit être fait pour amener les relations ukraino-sénégalaises à un niveau qualitativement nouveau.
La base juridique de nos relations doit être élargie, notamment en termes de coopération commerciale et économique. Plusieurs projets d’accords importants restent actuellement à l’examen des parties sénégalaise et ukrainienne. Il est nécessaire d’accélérer leur examen.

Vous avez milité pour la réciprocité, c’est-à-dire l’ouverture d’une ambassade du Sénégal à Kiev ?
Bien sûr, ce serait l’idéal. Et cela donnerait une impulsion significative à notre dialogue. Mais maintenant, l’ambassadeur du Sénégal en Ukraine travaille depuis Varsovie (Pologne). Ce n’est pas très pratique, mais c’est la situation en ce moment. J’espère que le Sénégal aura une ambassade en Ukraine dans les années à venir. En règle générale, la décision d’ouvrir une ambassade doit être basée principalement sur la faisabilité économique et les réalisations dans les relations bilatérales. Alors je suis sûr qu’un jour, on verra l’ambassade du Sénégal en Ukraine.

On peut savoir s’il existe une communauté ukrainienne au Sénégal. Et dans quel secteur évolue-t-elle ?
La communauté ukrainienne au Sénégal n’est pas nombreuse. Selon mes données, aujourd’hui environ 80 Ukrainiens vivent et travaillent au Sénégal. La plupart d’entre eux sont des épouses de citoyens sénégalais. De nombreux Ukrainiens travaillent dans des entreprises sous contrats privés, ainsi que dans les bureaux d’organisations internationales au Sénégal. Les Ukrainiens travaillent ici comme ingénieurs, médecins, logisticiens ou ont simplement leur propre entreprise privée.

Du temps de l’Urss, plusieurs cadres sénégalais ont été formés en Ukraine. Y a toujours cette coopération universitaire ?
En effet, oui. De nombreux Sénégalais faisaient leurs études dans les universités ukrainiennes à l’époque. Aujourd’hui, selon mes informations, plus de 30 étudiants sénégalais étudient en Ukraine. Ce n’est pas énorme, mais nous travaillons à augmenter ce chiffre. Je suis convaincu que pour la prochaine année universitaire, il y aura beaucoup plus d’étudiants sénégalais dans les universités ukrainiennes. A cet égard, il est important de conclure prochainement un accord de coopération dans le domaine de l’éducation entre nos deux pays, qui accordera des bourses ukrainiennes aux étudiants sénégalais. Dans ce cas, leur nombre augmentera certainement.

Est-ce qu’il y a une communauté sénégalaise en Ukraine ?
Pour être honnête, je ne connais pas les chiffres exacts. Je sais que plusieurs Sénégalais ont des familles en Ukraine, à Kiev notamment. Après avoir obtenu leurs diplômes, ils ont ouvert leurs entreprises, principalement dans le domaine de la recherche d’étudiants potentiels africains pour étudier dans les universités ukrainiennes. Je vais vous dire que 450 citoyens sénégalais ont reçu des visas ukrainiens au cours des 5 dernières années.

Depuis quelques jours, il y a des tensions entre l’Ukraine et la Russie…. Qu’est-ce qui explique cette situation ?
«Vous dites tension.» L’Ukraine vit dans cette tension avec la Russie depuis déjà huit ans, lorsqu’en 2014 ce pays a annexé la Crimée et déclenché une guerre dans le Donbass, occupant des parties de nos deux régions.
Et tout cela simplement parce que Poutine, l’actuel patron du Kremlin, en voulait tellement. Et depuis 8 ans maintenant, la Russie tue chaque jour des Ukrainiens, brûle des villages ukrainiens, abat des avions ukrainiens et organise des sabotages à l’intérieur de l’Ukraine.
C’est une vraie guerre, pas une tension. Mais ce qui sе passе ces dernières semaines, est une menace réelle d’une invasion russe à grande échelle de l’Ukraine. 130 mille soldats russes le long de la frontière ukrainienne, avec une énorme quantité de matériels militaires, sont de véritables préparatifs pour l’offensive.
Selon nos partenaires de l’Otan et l’Ue, la guerre pourrait commencer dans la seconde quinzaine du mois de février, et nous nous y préparons en recevant les armes nécessaires de la part de plusieurs de nos partenaires. Poutine, qui commence déjà à se sentir comme un empereur, a décidé pour une raison quelconque, qu’il a le droit de disposer de territoires d’autres Etats souverains pour satisfaire son appétit et, comme il dit, assurer sa propre sécurité. Je ne parle pas seulement de l’Ukraine, je parle de la Géorgie et de la Moldavie.

Aujourd’hui, les questions sont souvent posées à Washington comme à Bruxelles : qui a donné à Poutine le droit de diviser l’Europe à sa guise ? Qui a donné à cet individu le droit de nier le droit des autres pays de choisir leur politique étrangère, leur avenir ?
La réponse est simple : personne ne permettra à ce dictateur russe d’établir ses règles personnelles de sécurité et de développement de l’Europe ! Personne ! Et lui, à son tour, ayant la deuxième Armée du monde, se sent fort et intimide l’Ukraine et l’Occident pour que nous fassions des concessions. De toute évidence, cela n’arrivera pas. S’il y a une guerre, l’Ukraine se battra. Ce sera une bataille sanglante, mais nous ne permettrons à personne de dicter notre façon de vivre.

Redoutez-vous une invasion russe malgré les pressions des Occidentaux ?
Bien sûr, personne n’a besoin d’une guerre, sauf Poutine, apparemment. Nous sommes pour le règlement diplomatique de tout problème. Mais, il y a des lignes rouges qui ne peuvent jamais être franchies. Il s’agit de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de tout Etat à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues.
Dans ses rêves, Poutine se voit comme le nouvel empereur d’un territoire autrefois appelé l’Union soviétique. Et sans l’Ukraine, son rêve fou ne se réalisera pas. Il est clair que l’Ukraine, avec une superficie de 604 mille km2, une population de 45 millions d’habitants et sa situation géographique super avantageuse, lui est extrêmement nécessaire. C’est pourquoi il perd la tête. Et l’Ukraine se prépare à la guerre par tous les moyens possibles. Vous savez, si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre.

Pourquoi les relations entre vos deux pays liés par l’histoire sont devenues mauvaises ?
Parce que le patron actuel du Kremlin veut croire que l’Ukraine, qui a été pendant 70 ans sous le joug communiste d’une entité à l’époque appelée Union soviétique, doit rester même aujourd’hui, au 21éme siècle, sous l’influence de Moscou. Mais, cela n’arrivera plus jamais ! Il nous a fallu 70 ans pour ressentir toute la douleur d’une véritable dictature communiste dirigée depuis Moscou. Vous savez qu’à l’époque impériale du XIXe siècle, la Russie a complètement interdit la langue ukrainienne. En 1918, l’Ukraine a pu déclarer son indépendance, mais cette indépendance a été détruite par Moscou. Et dans les années 30, l’Holodomor, organisé par Moscou, a tué plus de 7 millions d’Ukrainiens et est désormais considéré comme un génocide. Après 30 ans d’indépendance de l’Ukraine, Poutine (ce fameux agent du Kgb) continue de considérer mon pays comme son territoire. C’est impensable!

Que faut-il faire pour repartir sur de nouvelles bases ? Faut-il renoncer à adhérer à l’Otan comme le veulent les Russes ?
Refuser d’adhérer à l’Otan ? Non, c’est impossible. Ayant accédé à l’indépendance en 1991, mon pays a clairement et sans équivoque, choisi la voie de l’adhésion à l’Ue et l’Otan. Le cap euro-atlantique de l’Ukraine est clairement inscrit dans la Stratégie de politique étrangère de mon pays et fixé dans la Constitution. La question de notre vecteur politique n’est plus discutée. Je souligne que l’Ukraine n’a pas la possibilité de faire des compromis sur des positions de principe.
La position la plus fondamentale pour nous est que l’Ukraine, comme tout autre pays, a le droit souverain de résoudre indépendamment les problèmes de sa propre sécurité, de rejoindre des alliances et associations auxquelles la Russie ne peut pas essayer d’opposer son veto et de remettre en question.
Et quant à ce qu’il faut faire pour, comme vous dites, repartir sur de nouvelles bases, c’est une bonne question. Il est difficile de faire des pronostics. Je pense qu’après ce que la Russie a fait et fera à l’avenir, les Ukrainiens ne lui pardonneront jamais, du moins pendant très longtemps. Je peux dire avec certitude que la génération d’Ukrai­niens d’aujourd’hui ne pardonnera jamais à la Russie, les 15 000 jeunes hommes tués et tout le désastre qu’elle a apporté à mon pays. Je pense que l’avenir nous le dira.

Le Sénégal pourrait-il jouer un rôle dans la résolution de cette crise ?
Oui. Aujourd’hui, je vois une telle opportunité de la part du Sénégal, au moins au niveau du soutien de votre pays aux projets de résolution initiés par l’Ukraine au sein des organisations internationales, en premier lieu l’Onu, visant à protéger notre souveraineté et notre intégrité territoriale et condamnant les actions de la Russie en tant que pays-agresseur, qui a annexé la Crimée et poursuit la guerre dans l’Est de l’Ukraine. Traditionnellement, le Sénégal s’abstient ou ne vote pas du tout lors du scrutin sur de telles résolutions. La voix du Sénégal est très importante pour nous, nous serions donc reconnaissants à votre pays pour un tel soutien à l’Ukraine.
Par Bocar SAKHO – bsakho@lequotidien.sn