Nous venons de recevoir les commentaires et observations sur le Livre blanc formulés par Mme Armelle Mabon, chercheuse française engagée dans la bataille d’opinion pour que justice soit rendue aux victimes du massacre de Thiaroye.
Nous reconnaissons à Mme Mabon sa vigilance et sa rigueur dans la quête de la vérité, face aux mensonges échafaudés par une coalition civilo-militaire au sein de la haute administration française. Nous prenons acte des différences sur les chiffres avancés par différentes sources et des formulations qui devront un jour être harmonisées dans un vrai travail collaboratif.
Il y a plusieurs questions que soulève Mme Mabon et qui nous interpellent directement.
Par exemple, différentes sources font état de différents chiffres provenant des plus hautes autorités civiles et militaires pour rendre difficile toute évaluation du nombre exact de prisonniers rassemblés à Morlaix, embarqués à bord du Circassia et débarqués à Dakar le 21 novembre 1944.
Le Général Ingold, le Général Yves de Boisboissel, le Gouverneur Cournarie, le Général Marcel Dagnan ; chaque nom est associé à un chiffre oscillant entre 2400 et 1073. Au départ, Ingold parle de 2400 rassemblés pour un éventuel embarquement. Le contingent de 1950 soldats africains, provenant des centres de transit de Rennes, Versailles et La Flèche, est rassemblé à Morlaix (Finistère). C’est là que 1635 Tirailleurs embarquent, le 5 novembre 1944, sur le navire britannique, le Circassia, pour arriver à Dakar le 21 novembre 1944. Ces chiffres ne correspondent évidemment pas aux invraisemblables statistiques du tableau publié le 14 mai 1946 par le Général Marcel Dagnan, qui font état de 400 soldats originaires du Sénégal et de 673 originaires du Soudan.
Nous nous souvenons encore de l’excitation de Mme Mabon lorsque nous lui avions présenté ce document –qu’elle avait qualifié «d’extraordinaire». Il s’agissait en effet d’une archive exceptionnelle, révélatrice de la mascarade statistique autour du nombre de prisonniers transportés par le Circassia et débarqués à Thiaroye. Nous avons alors dénoncé une mascarade arithmétique et statistique délibérément servie pour minimiser l’échelle du massacre. C’est sans doute dans la même veine qu’on a convoqué l’épisode de Casablanca, qui nous semble bien du domaine du fantasque pour servir la même fin.
Les paiements relatifs à la démobilisation n’ont pas eu lieu : seule une avance sur prime avait été versée en octobre, avant le départ de la métropole.
Concernant l’armement déployé pour la répression, ce qui nous intéresse est moins le blindage des engins motorisés que l’armement lourd qui les équipait et leur capacité de tir. La plus faible des armes utilisées avait une capacité de 250 balles à la minute.
Sur cette question précise du contingent qui a alimenté la thèse des militaires africains ayant massacré leurs frères Tirailleurs africains, on a le parfait exemple des nombreuses fausses pistes de Mabon. Tout porte à croire que le contingent servait plutôt de cordon de sécurité pour sécuriser le forfait. Nous avons des témoignages de membres de ce contingent mobilisés depuis Saint-Louis et à qui on avait fait croire qu’il s’agissait de soldats allemands à neutraliser. Lorsqu’ils ont réalisé la méprise, on a menacé d’une balle tout membre du service d’ordre qui tenterait de porter secours à leurs camarades. «Silence on tue» était le mot d’ordre, avec le silence radio organisé autour de l’opération.
On voit bien le caractère presque puéril du calcul du nombre de cartouches allouées à chaque soldat du contingent. C’est le type de controverse que madame Mabon affectionne. En toute bonne foi, elle traque le menu fait, le menu détail pour construire un argumentaire de circonstance, c’est parfait pour un jugement, mais cela n’apporte jamais d’éclairage sur les enjeux et l’intelligibilité du moment historique.
Dès que l’ordre de tirer fut donné, les six engins (un char américain, deux half tracks, trois auto-mitrailleurs) mobilisés à Thiaroye purent cracher simultanément 1500 balles en une minute, d’où le carnage. Ainsi, même si le service d’ordre n’avait pas reçu de munitions, l’armement lourd déployé, tirant à bout portant, pouvait déchiqueter en soixante secondes l’ensemble du contingent de Tirailleurs rapatriés. Les corps, impossibles à transporter, durent être ensevelis sur place, dans des fosses communes, ou transportés au Cimetière militaire de Thiaroye, comme semblent l’attester les premiers sondages de nos archéologues sur ce site.
Mme Mabon a d’ailleurs reçu du ministre Jean-Yves Le Drian, la confirmation de l’existence de fosses dans un courrier daté de 2014.
La séparation des prisonniers coloniaux
Initialement détenus avec l’ensemble des prisonniers capturés après la capitulation, les prisonniers coloniaux en furent rapidement séparés. Les Allemands avaient en effet décidé de transférer outre-Rhin les prisonniers français de souche européenne.
Les Frontstalag (littéralement Frontstammlager, camps de rassemblement de prisonniers de guerre de tous grades) constituaient des camps de transit avant l’acheminement vers les camps définitifs en Allemagne (Stalag, Oflag). Les autorités allemandes réservèrent les Frontstalags du territoire français à l’internement des prisonniers originaires des colonies, même si un certain nombre d’entre eux furent également internés en Allemagne. Seuls quelques Français demeuraient aux côtés des indigènes pour servir d’encadrement.
Ces prisonniers coloniaux furent souvent maltraités lors de leur capture. Une liste précise permet d’évaluer les pertes par exactions ou exécutions sommaires à 3500 hommes. Dans ces camps, l’état sanitaire était déplorable et l’alimentation insuffisante -la Croix-Rouge y apportait un supplément. L’habillement laissait à désirer et les chaussures faisaient cruellement défaut, d’où l’usage de sabots. Les prisonniers se plaignaient du manque de courrier et de colis.
Fin 1940, environ 80 000 prisonniers «indigènes» dont 15 777 Tirailleurs sénégalais, étaient détenus dans 22 (au lieu de 70) Frontstalags, tous situés en zone occupée.
Léopold Sédar Senghor, incorporé en 1939, fut fait prisonnier le 20 juin 1940. Interné dans divers camps (Romilly, Troyes, Amiens), il fut ensuite transféré au Frontstalag 230 de Poitiers, réservé aux troupes coloniales. Le témoignage de M. Alioune Salah, né en 1909 et incorporé en 1930 au 42e Ricm, recueilli par M. François Perri, est éloquent : «Finalement, ils nous ont rassemblés dans un grand camp à Poitiers où il y avait Senghor en simple caporal et au moins 25 000 personnes, sur 5 kilomètres carrés…»
La tension monta lorsque la garde de deux Frontstalags -Vesoul et Nancy- fut confiée, en janvier 1943, à des métropolitains libérés d’Allemagne. Les évasions furent nombreuses, mais une bonne partie des prisonniers périrent dans les camps, victimes de maladies, notamment la tuberculose, qui ravagea les camps du Nord-Est.
«Les Boches voulaient nous amener en Allemagne, mais le 18 août 1944, les Anglais bombardent la ligne de chemin de fer à Vierzon. On s’évade avec un groupe de Sénégalais de la gare suite aux bombardements. Des gars de la Croix-Rouge nous donnent à manger… ils me disent que si on traversait le canal, on serait libres… On a traversé à la nage… on était 94 prisonniers… on a rejoint la résistance des Ffi, formé un bataillon… on a participé à la libération de la ville… puis on est montés sur Paris et on a défilé aux Champs-Elysées avec le général De Gaulle.» (témoignage de M. Alioune Salah).
Dans les derniers jours de combat de juin 1940, les unités allemandes exécutèrent plusieurs milliers de soldats noirs et prisonniers de guerre des régiments coloniaux français. Certains furent torturés, massacrés ou exécutés sommairement. Près de 3000 Tirailleurs sénégalais furent ainsi assassinés par la Wehrmacht en mai-juin 1940.
Le «blanchiment» de l’Armée ne concerne pas uniquement l’opération voulue par le Général De Gaulle pour les Tirailleurs envoyés dans les Vosges. Il a commencé avec la division du Général Leclerc, initialement formée de soldats africains jusqu’en 1943 -c’est-à-dire jusqu’à la motorisation de cette unité par les Américains. C’est à ce moment précis que les soldats africains furent écartés. La division «blanche» de Leclerc fut transportée au Royaume-Uni pour participer au débarquement du 6 juin 1944 en Normandie. A l’exception de Claude Mademba Sy, Tirailleur de père sénégalais et de mère française, aucun soldat africain de la 2e Db n’a participé à la libération de Paris en août 1944.
Armelle Mabon conteste le chiffre de 70 morts annoncé par le Président François Hollande et réfute l’idée que les documents aient été falsifiés. Elle insiste de manière péremptoire pour disqualifier les 87 certificats de décès trouvés à Nantes pour 1945, et nous, nous avons prudemment décidé d’examiner et de croiser avec d’autres sources et témoignages pour déterminer leur pertinence.
Si les autorités françaises reconnaissent aujourd’hui 70 morts, des historiens estiment toujours que plusieurs centaines de Tirailleurs ont pu être massacrés. Pour masquer l’ampleur réelle des faits, plusieurs documents aujourd’hui consultables aux archives ont été falsifiés : l’historien Martin Mourre qualifie d’ailleurs Yves de Boisboissel de «faussaire».
Après les premières générations d’historiens, Armelle Mabon s’est admirablement distinguée dans son rôle de défense des victimes et de leurs descendants face à l’Etat français. Ainsi, personne ne saurait nier la légitimité de son combat.
Cependant, la portée et l’horizon du Livre blanc dépassaient les seules questions judiciaires et militaires pour produire un discours différent, selon une approche renouvelée. C’est certainement là le fond de nos différences.
Mme Mabon a mené durant des années un combat épique contre l’Etat français, pour traquer ses mensonges et dénoncer les manipulations des archives et des statistiques. Elle en est venue à développer une vision en tunnel, centrée sur ce face-à-face judiciaire qui est resté son champ privilégié. J’ai toujours pensé lui laisser cette «guerre de tranchées» contre l’Administra-tion, gardant une courtoise distance pour m’engager dans une historiographie africaine de Thiaroye qui, en toute indépendance, peut choisir ses méthodes, ses hypothèses, ses outils, ses sources et ses équipes.
Mme Mabon exerce une telle territorialité sur sa démarche qu’elle a décidé de se retirer dès le début des travaux du Comité de rédaction du Livre blanc, parce que nous avions eu l’outrecuidance d’impliquer M. Julien Fargettas, au motif que les positions de M. Fargettas étaient révisionnistes. Ce qu’elle ignorait, c’est que nous avions d’emblée refusé ce «combat de coqs» et qu’il nous fallait, en tout état de cause, sortir du narratif français et refuser la camisole de force imposée durant des décennies. Ses travaux, comme ceux de Julien Fargettas, restaient des avis à apprécier ou à rejeter en toute liberté.
Il faut le souligner avec force, la préoccupation des historiens africains va bien au-delà. Certes, nous partageons le même souci de la vérité historique, mais certainement pas le même fétichisme du «bon» chiffre, de la «bonne» séquence, de la «bonne» heure d’un massacre déjà établi. Ces éléments précis sont bons à savoir, mais ils font surtout le bonheur du chroniqueur, mais jamais celui de l’historien soucieux de retrouver le bon contexte, la bonne chronologie, la configuration des protagonistes et, surtout, la portée historique des événements.
Mme Mabon revient souvent sur des questions de sémantique, de chiffres ou de formulations, comme s’il s’agissait d’une doxa à respecter. Elle est prompte à affirmer aux historiens : «J’ai tout dit, j’ai tout écrit, j’ai entrepris toutes les démarches, et seule, sans aucune équipe.» A quoi nous avons répondu en chœur : «Bravo pour ce généreux engagement, mais nous avons une histoire à écrire, et non une chronique judiciaire à relayer.»
Le cas de Birame Senghor, exemple unique de courage et de résilience, mérite toute notre attention. Mais il ne sera jamais question de le singulariser en perpétuant l’omerta sur les milliers de prisonniers africains dont on a occulté jusqu’aux noms, avant même d’évoquer leur droit à réparation.
Rappelons ici une belle tradition de collaboration entre chercheurs africains et français, avec des figures de proue comme Sartre, Suret-Canale, Yves Copans, Claude Meillassoux, Yves Person, Pierre Brocheux, Coquery-Vidrovitch et d’autres encore. De vrais «gentlemen de la plume» dont l’engagement militant, empreint d’une cordialité contagieuse, rappelait toujours que l’on partageait une cause qui transcendait la race ou l’école de pensée. La belle époque où la France était encore la France, celle que chantait Ferrat, celle qui n’a jamais proclamé la liberté pour elle et les chaînes pour les autres.
Mme Mabon, dans son verbe tranchant et son épistémologie de tranchée, ne collabore que si vous la suivez dans la citadelle de ses certitudes. Elle a raté une belle occasion d’une collaboration sincère et respectueuse qui, dans tous les cas, se fera avec l’ensemble de la communauté intellectuelle internationale après la publication du Livre blanc.
Le Livre blanc va bien au-delà d’une justice réparatrice centrée sur les droits des victimes et de leurs familles. La question de Thiaroye est suffisamment grave pour ne pas être confinée à un combat judiciaire, fût-il des plus légitimes. Il ne s’agit pas non plus d’une querelle de préséance éditoriale.
Surtout, les points souvent soulevés par Madame Mabon ne touchent ni à la méthode ni aux questions essentielles qui constituent les zones d’ombre du massacre de Thiaroye. Il importe de rappeler les questions que les historiens se posaient dès le départ. Sans elles, tous les historiens africains se seraient paresseusement satisfaits des excellentes publications de Myron Echenberg, Armelle Mabon et Martin Mourre.
1.        Combien de Tirailleurs ont embarqué à Morlaix en novembre 1944 ?
2.        Y’a-t-il une liste nominative des Tirailleurs embarqués ?
3.        Y’a-t-il eu des débarqués à Casablanca ?
4.        Combien ont débarqué à Dakar ?
5.        Le nombre de morts décompté le jour du massacre ?
6.        Le nombre de blessés ?
7.        Combien de Tirailleurs décédés des suites de leurs blessures ?
8.        Où sont-ils enterrés ?
9.        Y’a-t-il des fosses communes ?
10.  Combien  de Tirailleurs ont été acheminés vers Bamako ? (les rescapés du massacre)
11.  Quels sont les territoires de provenance des Tirailleurs et quel lexique adopter pour faire leur histoire ?
Le biais des archives et la manipulation imposeront toujours un narratif français et un contre-narratif africain.
Comment, à partir d’un questionnement africain, produire un point de vue et un commentaire africains pour dire notre part de vérité ?
Telle est la problématique centrale que pose le Livre blanc.
Le Livre blanc apporte des débuts de réponses sur beaucoup de ces questions à nous.
Toute la chaîne de commandement qui a abouti au massacre à été établie par le travail du comité.
De même, sur l’ensemble des 11 questions de depart, seule la question de Casablanca demeure un mystère à établir comme un fait ou disqualifier comme un mythe.
Sur toutes les autres questions, il y a des débuts de réponses qui montrent que le travail a été mené avec rigueur et détermination par les historiens, archivistes et archéologues.
Voici les acquis incontestables du travail des historiens et archivistes du comité.
1.⁠ ⁠les actes de décès qui renseignent sur les victimes directes et celles décédées suite à leur blessures.
2.⁠ ⁠La fiche de Dagnan qui établit la preuve définitive que les chiffres des embarqués du Circassia ont été manipulés.
3.⁠ ⁠Les listes nominatives de prisonniers qui ne sont pas encore completes, mais qui ont été reconstituées en partie grâce aux archives de la Croix-Rouge trouvées à Dakar.
4.⁠ ⁠La place de Lamine Guèye dans la production de la première bonne version des faits. Le premier bon et juste narratif dans l’établissement des faits dans ce dossier falsifié dès le depart.
5.⁠ ⁠Les résultats des premiers sondages par nos archéologues.
6.⁠ ⁠Les témoignages sur les tirs et le passage sur les Tirailleurs du char américain, des 3 auto-mitrailleurs et de 2 half-tracks qui pourraient expliquer la mutilation des victims.
7.⁠ ⁠La proximité des revendications avec celles des cheminots qui donne à Thiaroye une histoire sociale qui en souligne la portée.
8.⁠ ⁠L’ouverture d’un débat sur le changement du lexique en «Tirailleurs» ou soldats africains.
9.⁠ ⁠La préméditation du massacre de Thiaraye.
10.⁠ ⁠Thiaroye comme symbole de la violence coloniale qu’il faut reconnaître et réparer, mais surtout établir comme ressort du nationalisme africain.
Si personne ne saurait nier la légitimité du combat de Mme Mabon, elle nous oblige, avec tout le respect dû à une valeureuse dame, à rappeler que le terme «arrogance» vient de l’étymologie ad-rogare -«poser unilatéralement des questions à».
L’horizon du Livre blanc dépassait bien les questions judiciaires et militaires. Nous voulions humblement produire un discours différent, selon une approche différente. En cela, le Livre blanc pose un jalon majeur par l’énoncé d’un discours autonome et émancipé, sans recherche effrénée d’une validation extérieure. Ici commence la souveraineté : celle de se poser ses propres questions à soi-même et de tenter d’y apporter ses propres réponses, en refusant de déléguer cette délibération à quiconque.
C’est le comble de l’arrogance de s’arroger seul le droit de poser les questions et d’y apporter les réponses tout seul.
On le savait depuis Mudimbé, que tout l’ethos de l’Occident était ainsi construit. S’il vous plaît Madame Mabon, les temps ont changé.
Pr Mamadou FALL