Reportage – Vol de bétail : Un frein au développement du pays

L’élevage et son poids économique certain sont soumis à des perturbations et vicissitudes diverses. Cette activité, qui fait vivre près de 800 000 ménages et participe à hauteur de 4% au Pib, est menacée par la complexe question du vol de bétail, qui fait perdre au Sénégal près de deux milliards de francs chaque année. En dépit de sa criminalisation, cette pratique perdure, avec un impact économique auquel s’ajoutent des enjeux d’ordre sécuritaire, sanitaire et social.
L’hivernage s’est retiré. De Fatick à Ndramé Escale, en passant par Dinguiraye, Gandiaye et Ndiédieng, ce qui reste du tapis herbacé a courbé l’échine et viré au jaune. L’abondance verte est passée de saison. Un coup saisonnier que les acteurs ont appris à domestiquer, anticiper et contourner. Un autre coup plus sournois, parfois violent et de plus en plus transfrontalier, reste la persistante question du vol de bétail. Les acteurs du secteur de l’élevage s’organisent, chacun selon ses moyens, pour juguler ce qui est à la fois une menace économique, sociale, sanitaire et sécuritaire pour le Sénégal et la sous-région. Mais le mal persiste.
Marché de Dinguiraye, 13h 30. Chaleur, clameur et poussière dominent. Ça bouillonne. Surtout d’impatience. De l’impatience des éleveurs et acteurs du marché à crier leurs maux là où ils pensent trouver écho. Derrière les turbans qui ne laissent transparaître que des yeux éprouvés et des cils léchés par la poussière, des lèvres attendent de s’épancher. Chacun veut confier sa part de détresse et de doléances sur les vols répétés, aux représentants de la Fao venus les écouter. Abdoulaye Ba est le Secrétaire général du Foirail des gros ruminants de Dinguiraye. «Insuffisant», juge-t-il, fermement, les moyens de lutte déployés jusque-là. «Il reste énormément à faire. Nous n’avons que nos bœufs et ne comptons que sur eux, après Dieu. Ce serait un drame pour tout le Sénégal si l’Etat laissait les voleurs avoir le dessus sur notre motivation et notre engagement à réussir dans l’élevage et participer à l’économie du pays», se désole-t-il. Pour d’autres, plus qu’un enjeu économique, c’est une question de dignité et de survie. C’est le cas du vieux Modou Fall Sow, qui en appelle à la vigilance et à l’appui des autorités. «On nous demande de ne pas nous faire justice alors qu’eux ne règlent pas le problème. L’Etat nous retient la main et laisse des bandits, souvent armés, nous dépouiller de notre dignité et exposer nos familles. Nous tenons à vivre fièrement de ce que nous avons, si minime soit-il», clame-t-il en serrant plus fermement le bâton sur lequel il s’appuie. A la voix du vieil éleveur qui demande la protection de leurs moyens de subsistance, répond une plus jeune et pour laquelle l’heure est plus à la recherche, à la justice. Aliou Ba, la trentaine, cartable sous le bras, annonce à l’assemblée la perte, début janvier, de 30 bœufs dont la valeur est estimée à 20 millions F Cfa : «Je connais mon voleur et j’ai toutes les preuves. Il a été pris, a été placé en garde à vue, puis libéré. Et ça, je ne le comprends pas. On ne peut pas vouloir garder les jeunes dans ce pays sans pour autant préserver leurs biens.»
Moins véhément, Djiby Ba, président du foirail, s’inscrit dans une logique de proposition. «Les victimes de vol dans ce département (Nioro) ne savent pas où donner de la tête. Nous demandons un interlocuteur crédible pour entendre nos doléances. Qu’on arrête aussi les charrettes et motos qui transportent de petits ruminants et de la viande entre villages. Que tout soit abattu en présence de l’autorité et des vétérinaires», ajoute-t-il.
Des comités locaux de vigilance à la rescousse
La même atmosphère, le même désarroi sont palpables dans la plupart des grands marchés hebdomadaires du pays. A Birkilane, les éleveurs, conscients de ce qu’ils peuvent apporter au pays, lancent presque un pari aux autorités. «Si le Sénégal importe aujourd’hui du bétail des pays voisins, c’est en grande partie à cause du vol. Si l’Etat règle ce problème, je puis vous assurer que d’ici 5 ans, nous serons autosuffisants et beaucoup de milliards resteront dans ce pays», assure Demba Ba, président de l’Association des éleveurs de la localité. A l’ombre d’un hangar sommaire, Aladji Gallo Ba, blanc de barbe et de boubou, confie ne plus dormir que d’un œil et le cœur serré. Un œil pour veiller sur ses biens et un cœur inquiet que l’acte répréhensible vienne de l’entourage. «L’Etat doit nous aider avec les jeunes. Ils prennent des choses qui peuvent facilement les faire dévier. On ne dort plus. On ne peut pas avoir un œil partout, l’Etat doit faire quelque chose. La cohésion sociale en dépend», explique M. Ba. La technologie comme outil de traçage du bétail ? Gallo Ba ne sait ni lire ni composer un numéro sans assistance, mais n’est pas contre, «du moment où c’est l’Etat qui paie ou subventionne». «L’essentiel est qu’on nous prouve qu’il n’y a aucun risque», conclut-il. En attendant le secours technologique, des comités de vigilance sont implantés et fonctionnent avec les moyens du bord. Babou Sow, président du Comité de lutte contre le vol de bétail de Missara Wadene, confie : «Nous sommes fatigués et manquons de tout. Les bandits sont armés. Nous ne sommes que des volontaires, personne ne nous paie.» Ils dénoncent par ailleurs leur mise à l’écart dans les instances de prise de décisions. Aly Dicko, représentant des éleveurs mauritaniens, affirme qu’on les vole maintenant plus dans le marché hebdomadaire que dans le village, et cela il l’explique par la présence et le sacrifice des jeunes du comité de vigilance. «Les gardiens manquent de moyens, ils n’ont ni tenue, ni badge, ni bottes. Ils doivent aussi être protégés en cas de blessure», suggère M. Dicko.
En attendant et espérant que l’Etat fasse le nécessaire, le porte-parole des éleveurs mauritaniens partage leur contribution et organisation interne pour soutenir les jeunes volontaires : 15 000 francs pour chaque camion qui débarque du bétail et 10 000 francs par mois pour chaque enclos, à verser aux jeunes du comité de vigilance. Ouvert à l’idée de travailler avec ces comités, le sous-préfet de l’arrondissement de Ndiédieng, Abdoulaye Diop, insiste cependant sur l’importance de la formation des volontaires et d’une collaboration plus franche avec l’autorité administrative qu’il incarne. «Nous travaillerons, de concert avec le maire de la commune, pour installer des canaux de communication entre nous et les comités de vigilance. Il est impératif que nous soyons au même niveau d’information», note-t-il. Le sous-préfet appelle par ailleurs les citoyens à avoir la culture de la dénonciation. «L’Administration s’est toujours impliquée dans cette lutte. Seulement les malfaiteurs sont souvent de la localité et les habitants ne les dénoncent pas toujours. Informés dans les meilleurs délais, nous avons les moyens de faire descendre rapidement les Forces de l’ordre sur le terrain. Il y a aussi, depuis quelques semaines, des patrouilles régulières», rassure l’autorité.