Révolutionner audacieusement la Cedeao sera le test décisif du leadership sénégalais face aux attentes légitimes des peuples


Lors de la 68e session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de la Cedeao, le Sénégal a été désigné pour présider la Commission de l’organisation de 2026 à 2030. Ce choix mérité témoigne de la reconnaissance du statut de notre pays, reconnu pour sa stabilité politique et son dynamisme diplomatique sur la scène mondiale. En dépit de récentes turbulences préélectorales, le Sénégal demeure l’un des rares pays ouest-africains à avoir su consolider et sauvegarder ses principes démocratiques. Cette nomination doit être l’occasion d’impulser des orientations nouvelles et une dynamique rénovatrice, marquant une véritable rupture dans le fonctionnement et l’impact de la Cedeao. Avec, à sa tête, un régime prônant le panafricanisme et le souverainisme, le Sénégal apparaît idéalement positionné pour porter l’ambition de révolutionner les mécanismes de fonctionnement pour les rendre plus efficaces. L’objectif est de répondre enfin aux attentes et aux aspirations profondes des peuples de l’espace communautaire.
La nécessité d’une réforme profonde est désormais sans appel car ces dernières années, l’institution a fait l’objet de critiques acerbes de la part de la jeunesse africaine et des milieux intellectuels. Pour répondre aux mutations contemporaines et aux exigences des peuples, la Cedeao doit impérativement se réinventer et faire peau neuve. Dans cette mission, le Sénégal peut jouer un rôle de locomotive afin de redéfinir les priorités consignées dans les protocoles et d’impulser des réformes appropriées. L’ambition définie dans la Vision 2050, qui consiste à passer d’une «Cedeao des Etats» à une «Cedeao des peuples : paix et prospérité pour tous», ne pourra se réaliser sans une transformation audacieuse et une volonté politique renouvelée.
Durant sa mandature à la tête de la Commission, il devrait s’agir pour le Sénégal de consolider les acquis, d’apporter une réplique aux défis sécuritaires, mais aussi de s’attaquer avec audace aux problématiques structurelles et aux goulots d’étranglement qui entravent le bon fonctionnement et l’efficacité de la Cedeao.
Cinquante ans après sa création, l’organisation peine encore à remplir pleinement sa mission d’intégration économique et politique. Sur ce point, il est important de rappeler que l’intégration économique sous-régionale demeure encore au stade de la rhétorique et reste essentiellement ancrée dans les textes. Le processus s’est limité à l’adoption de textes réglementaires, sans véritable mise en œuvre large sur le terrain. Cette situation de blocage persiste dans une certaine indifférence institutionnelle. A chaque intervention des chefs d’Etat, les termes «intégration» et «harmonisation» sont fréquemment évoqués dans les discours, mais dans la pratique, leur concrétisation généralisée se fait toujours attendre. L’applicabilité effective des textes, notamment sur la libre circulation des personnes et des biens, constitue ainsi un défi majeur à relever. Pour se déplacer d’un pays à l’autre dans la sous-région, aujourd’hui, voyageurs et transporteurs sont confrontés à de nombreux checkpoints et des pratiques de racket permanentes et systématiques qui entravent la circulation et freinent les échanges économiques entre les Etats. De fait, les déplacements entre le Sénégal et la Gambie constituent un réel casse-tête en raison de contrôles superflus. Ces deux pays, bien que conscients de ces pratiques, ne déploient pas d’initiatives suffisantes pour lutter contre ces fléaux. Pour remédier à cette situation, des mesures rigoureuses de la part des tous les Etats membres et une sensibilisation persistante s’imposent afin de faciliter la circulation et les échanges intercommunautaires.
En outre, l’instabilité politique et les problèmes sécuritaires sont omniprésents dans l’espace communautaire. Il y a eu quelques rares interventions militaires, notamment en Sierra Leone, au Liberia et plus récemment en Gambie, qui ont été couronnées de succès. Néanmoins, force est de constater que la Cedeao n’a pas pu trouver des solutions efficaces pour prévenir et empêcher les troubles préélectoraux dans de nombreux pays.
En effet, l’organisation ne s’est pas montrée apte à résoudre l’équation des coups d’Etat et de l’avènement de régimes dirigés par des militaires. En moins d’un quart de siècle, la zone Cedeao a enregistré un nombre significatif de coups d’Etat militaires, entraînant des crises sociopolitiques dans les pays concernés, ainsi que des répercussions négatives sur le plan économique. A cela s’ajoutent les coups d’Etat constitutionnels menés par des chefs d’Etat légalement élus -siégeant même à la Conférence des chefs d’Etat- qui, à l’achèvement du nombre de mandats autorisés, procèdent au démantèlement des verrous constitutionnels afin de se maintenir au pouvoir. Cette situation entraîne des perturbations politiques, souvent assorties de prises de pouvoir par les militaires. Ces derniers s’octroient alors des périodes de transition supérieures à un mandat et refusent de céder le pouvoir. En effet, qui aurait pu imaginer qu’au 21e siècle, l’Afrique de l’Ouest basculerait à nouveau dans une cascade de coups d’Etat dont elle a tant souffert au siècle dernier ?
Face à cette situation, la Cedeao a démontré, avec éloquence, son impuissance. Les solutions de sortie de crise mises en œuvre et les sanctions financières adoptées après les coups d’Etat sont, dans la majorité des cas, restées sans effet, entraînant le retrait de certains pays tels que le Burkina Faso, le Mali et le Niger de l’organisation.
Par ailleurs, la menace terroriste et les défis sécuritaires constituent également des chantiers majeurs auxquels la Cedeao devrait apporter des réponses efficaces. En effet, l’insécurité provoquée par l’avancée djihadiste dans le Sahel est aussi à l’origine de l’avènement des régimes putschistes.
Durant son mandat, la réintégration de ces pays doit impérativement figurer parmi les priorités du Sénégal. La réussite de cet objectif s’annonce périlleuse, car elle requiert une finesse diplomatique pointue. Avec une volonté ferme et une approche pragmatique, ce défi est toutefois à notre portée.
De surcroît, pour renforcer la sécurité collective, la Cedeao ne devrait plus se contenter d’une simple force de sécurité en attente, prête à être déployée en cas de crise. Elle doit plutôt mettre en place une armée communautaire permanente, chargée de la sauvegarde de la paix et de la défense de l’espace communautaire. A cet égard, en sa qualité de dirigeant de la Commission, le Sénégal devrait se positionner aux premières loges afin d’initier et de porter vigoureusement cette ambition.
Qui plus est, il convient de renforcer le Parlement de la Cedeao en lui conférant la prérogative de prendre des décisions législatives supranationales applicables partout, notamment dans les domaines de la bonne gouvernance, de la gestion et de la transparence des finances publiques, des droits de l’Homme, de la lutte contre la corruption, du déroulement des élections et de la limitation des mandats dans tous les Etats.
Pour parvenir à une intégration économique et politique effective, il conviendrait de procéder, dans un premier temps, à une harmonisation sectorielle, notamment à travers le développement d’infrastructures de transport intracommunautaires. De même, il importe de promouvoir l’investissement dans des projets d’infrastructures routières sous-régionales tels que les corridors reliant le Nord au Sud, ainsi que l’Est à l’Ouest, sans oublier la mise en place de corridors énergétiques destinés à la réalisation de réseaux électriques interconnectés, d’oléoducs et de gazoducs à l’échelle sous-régionale.
Par ailleurs, afin d’instaurer une véritable dynamique économique et d’intensifier les échanges intracommunautaires, la création de chaînes de valeur à l’échelle sous-régionale dans les secteurs agricole, minier, minéralier, ainsi que dans celui de la pêche, s’avère incontournable. A cet effet, il sera nécessaire d’identifier les niches porteuses de chaînes de valeur et de lancer des projets pilotes, avec l’accompagnement technique et financier de la Cedeao.
Il serait également pertinent, au cours de ce mandat, que le Sénégal relance le débat sur la mise en place de la monnaie unique sous-régionale, l’Eco, et œuvre à l’adoption d’une décision définitive concernant l’établissement d’un calendrier crédible, tout en incitant les Etats membres à s’y engager de manière sérieuse et rigoureuse. Soit les Etats acceptent résolument d’aller vers l’Eco et s’y investissent avec discipline et cohérence, soit le projet est définitivement enterré afin que chaque zone monétaire se concentre sur son propre espace en vue d’améliorer sa politique et sa souveraineté monétaires.
Un autre défi majeur réside dans la consolidation de la stabilité socio-culturelle, la lutte contre les discriminations ethniques, le renforcement du brassage culturel et la promotion de la solidarité entre les peuples. Il convient, à cet égard, de favoriser le dialogue et les échanges interculturels, de consolider la solidarité sous-régionale et de lutter contre toute forme de discrimination à l’encontre des ressortissants de la Cedeao, notamment en mettant l’accent sur la libre circulation sans visa des résidents de la communauté. Pour ce faire, l’organisation de rencontres sportives, de festivals et d’événements interculturels, sous l’impulsion de la Cedeao, serait un levier puissant.
En définitive, il est incontestable que la présidence de la Commission de la Cedeao constitue l’organe exécutif chargé de la mise en œuvre des décisions et des objectifs arrêtés par la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement, ainsi que des règlements adoptés par le Conseil des ministres. Toutefois, grâce à un leadership fort et audacieux, animé d’une volonté ferme de transformation, la mandature du Sénégal pourrait jouer un rôle déterminant dans la définition de nouvelles orientations stratégiques pour l’avenir de la Cedeao.
Babacar NDIOGOU
Ingénieur en génie énergétique
Alliance citoyenne pour le Renouveau
Jappo Yessal

