Point n’est besoin de rappeler que le Sénégal, du mouvement de la Négritude à la période de contestation de l’ordre colonial, a rayonné de par la sagacité intellectuelle de ses «poster child», hommes de culture pour la plupart, dans la lutte contre «le projet colonial», bâti sur «l’assimilation». De l’Ecole William Ponty au quartier Latin, les écrivains, artistes, instituteurs et intellectuels, formés au sérail de l’école coloniale, portèrent, de main de fer, le combat de «la souveraineté», expression qui, plus de 63 ans après, refait surface dans un nouveau paradigme.

Née sous les auspices d’une mouvance anthropologique et idéologique, la littérature africaine a été une «arme» importante qui permit aux intellectuels de répondre à la théorie de la table rase. Au cœur de ce dispositif révolutionnaire, il y avait la «culture», aujourd’hui quelque peu reléguée au second plan ou, à tort, assimilée au «divertissement». Au milieu de Paris, en 1947, une maison d’édition, Présence africaine de Alioune Diop, qui servira de réceptacle de la littérature militante, vit le jour. Ainsi donc, l’Afrique a été présente avec des textes majeurs qui placèrent le continent au firmament du concert culturel et intellectuel mondial. Les peuples africains ont, maintenant, repris leur marche en avant depuis plus d’un siècle. Cette formidable marche en avant a bien sûr été culturelle, intellectuelle et politique.

Au XXIe siècle, l’Afrique est considérée comme une nouvelle frontière, un eldorado pour les investisseurs, nos pays doivent avoir une vision claire d’une vraie économie culturelle pour accélérer la transformation structurelle du secteur des «arts et industries culturelles et créatives». Le Sénégal dont l’approche du secteur culturel est restée la même depuis 1960, doit revoir sa copie. Avec un taux de croissance estimé à 7% du Pib mondial, les industries culturelles et créatives sont considérées comme le secteur de l’économie mondiale qui connaît la croissance la plus rapide. Selon la Banque mondiale, le marché des industries culturelles est estimé à 2500 milliards de dollars ; et l’Afrique n’y représente que 5%.

Comment le Sénégal se positionne sur ce marché mondial et africain compétitif ? Quelle vision et quelles approches stratégiques le nouveau gouvernement met en œuvre pour faire entrer, de plain-pied, le secteur culturel dans la grande économie mondiale ? Faut-il compter seulement, comme le pensent certains acteurs politiques, sur l’agriculture pour faire face à la problématique de l’emploi des jeunes ? Mais non ! Le secteur de la culture nous offre un potentiel sous-exploité. En dépit des moyens injectés, sans une vision claire et une vraie approche structurelle, la culture n’a toujours pas servi à être un levier économique important pour le Sénégal.

L’énorme saignée qui prive le Sénégal d’une vraie industrie créative et culturelle
En 2023 et 2024, alors que Aliou Sow était ministre de la Culture et du patrimoine historique, le budget alloué à son département est, respectivement, de 19 575 105 951 F Cfa et de 21 244 470 137 F Cfa. Au titre de l’exercice 2024, le crédit de dépenses accordé à la promotion et valorisation des industries culturelles et créatives est estimé à 12 747 484 591 F Cfa. Avec, bien entendu, dans le programme à la valorisation des Icc, des dépenses de personnel qui s’élèvent à 682 550 000 F Cfa et des transferts courants de 6 861 390 225 F Cfa. Une manne financière importante qui aurait pu permettre de mettre en valeur le talent créatif sénégalais en développant la chaîne de valeur des Icc et faire de la culture un facteur de développement économique et social.

Il faut le dire sans risque de se tromper, un département qui, avec plus de 12 milliards, quoique petit, ne parvient pas à développer ses industries créatives et culturelles, est soit dans la délinquance financière, soit dans un manque de vision chronique. Je crois qu’il y a les deux au Sénégal, c’est-à-dire une gabegie bien organisée au ministère de la Culture, avec des fonds distribués chaque année, sans transparence, souvent aux mêmes personnes qui, hélas, n’ont servi à rien, si ce n’est enrichir quelques acteurs. Le gâchis est énorme : Fonds d’aide à l’édition 600 millions, Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle 2 milliards, Fonds de développement des cultures urbaines et des industries créatives 1 milliard, Fonds d’1, 3 milliard lancé par l’ancien ministre Aliou Sow pour un incubateur, etc. J’arrête là l’inventaire… Ces fonds, pour la plupart, sont distribués sans transparence. Personne ne voit la liste des bénéficiaires. Ce qui légitime les interrogations suivantes :

Quels impacts ces fonds ont sur notre économie créative ? Quelle est la valeur ajoutée sur l’écosystème business au Sénégal ? Quelles industries créatives et culturelles rentables et compétitives sur le marché continental et mondial, le Sénégal, avec sa politique dans le secteur, a-t-il développées ? De vraies questions qui méritent d’être posées pour faire le point sur la pertinence de notre approche.

Le Sénégal, du haut de mes observations du secteur, a un réel problème de vision dans le contexte actuel de l’évolution du domaine de la culture. Le monde bouge, et les Etats stratèges mettent en valeur tous les secteurs à fort potentiel économique pour faire face à la problématique de l’employabilité des jeunes. Des études montrent que le secteur des industries culturelles et créatives emploie, dans le monde, 20% de jeunes entre 15 et 29 ans. Le secteur offre ainsi une réelle opportunité à nos jeunes talents dans les métiers des arts, nombreux dans la banlieue.

Structuralisation du secteur des industries culturelles et créatives
Rattacher la culture aux sports et à la jeunesse, après la publication de la liste du nouveau gouvernement du Président Diomaye Faye, avait surpris plus d’un. Le département de la Culture, un grand département, qui a énormément de défis à relever, avait besoin d’un renouveau. Le ministère de la Culture compte 5 directions, 5 établissements sous tutelle et 10 administrations. Un département qui a déjà besoin de réforme avec ses directions, établissements sous tutelle et administrations dispersées et budgétivores.

Mise en valeur dans beaucoup de pays en Afrique, comme la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Ghana, la culture est devenue une parade pour apporter la solution à l’emploi des jeunes en Afrique. Au Nigeria, où l’intitulé du ministère dédié démontre la clairvoyance de leur vision dans le domaine, on parle du «ministère de l’Art, de la culture et de l’économie créative». En effet, le Nigeria, où les industries créatives contribuent à hauteur de 105 millions de dollars au Pib (2023), a une vision stratégique à l’horizon 2030 pour atteindre 100 milliards de revenus grâce aux industries créatives ; soit une contribution au Pib à hauteur de 10%.

Dotée d’une jeunesse créative qui se distingue dans tous les domaines des arts sur le plan mondial, le Sénégal doit pouvoir s’imposer sur le marché mondial de la création artistique en pleine expansion. Pour y arriver, le nouveau gouvernement doit identifier les secteurs à fort impact économique et y développer les chaînes de valeur. Il faut, en amont, penser à une formalisation du secteur et à une rationalisation des fonds alloués aux industries culturelles et créatives. Il est, en effet, urgent de mettre en vigueur le projet de loi portant statut de l’artiste et des professionnels de la culture. Une loi qui permettra d’organiser le secteur et d’identifier les réels potentiels des différents secteurs.

Faire du secteur de l’édition un vivier économique
Selon les projections du «Rapport mondial des éditeurs de livres 2022», réalisé par Research And Markets, le marché mondial du livre est à 89, 25 milliards de dollars en 2022 et atteindra, en 2026, 105, 27 milliards de dollars. A l’horizon 2030, les projections montrent une forte croissance (de 12% à 26%). Compte tenu de leur démographie, les Etats africains, qui ont compris les enjeux du secteur, peuvent se tailler la part du lion. L’existence d’un marché florissant de l’édition en Afrique est d’autant plus vraie que nous pouvons donner l’exemple du succès du Groupe Harmattan, la maison d’édition française, créée par Denis Pryen et Robert Ageneau en 1975, qui se taille une belle part du gâteau avec ses onze structures en Afrique francophone (Algérie, Burkina Faso, Cameroun, Congo, République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Maroc, Sénégal, Togo). En 2022, le Groupe Harmattan affiche un chiffre d’affaires de 8 604 848 euros. Je vous laisse faire la ration sur son chiffre d’affaires en Afrique… Et pourtant, Harmattan occupe la 50e place des maisons d’édition françaises en termes de chiffres d’affaires. Le Top 5 des groupes d’édition dont le chiffre d’affaires est supérieur à 500 millions d’euros sont : Hachette Livre, Editis, Madrigall, Media Participations  et Lefebvre-Sarrut. A côté de ces grands groupes, fleurissent des maisons d’édition dynamiques. Le secteur de l’édition est la plus grande industrie culturelle en France avec un chiffre d’affaires de 3078, 6 millions d’euros en 2021.

Je suis de ceux qui pensent que les fonds d’aide à l’édition doivent servir à développer des structures éditoriales locales ambitieuses et compétitives pour concurrencer les grands groupes français sur le continent qui ont le monopole du marché. Le mode de financement du secteur et les stratégies de soutien, qui ne sont ni transparents ni efficaces, ne vont jamais développer une industrie éditoriale au Sénégal. Il faut totalement changer de méthode : exiger la formalisation des entreprises éditoriales, mettre en place des programmes de formation des professionnels du secteur, identifier des maisons d’édition qui innovent dans le domaine, miser sur des projets à fort impact économique pour un accompagnement financier et technique. Puis, et c’est utile, suivre les performances des entreprises et exiger le résultat.

Le Fonds d’aide à l’édition dont le mécanisme de distribution ne permet pas de développer le secteur, doit être repensé. Je propose le Fonds de promotion de l’industrie éditoriale. Parce que, bien entendu, financer la publication du livre d’un auteur parmi des milliers n’est pas équitable ; il faut plutôt penser à développer le secteur éditorial en renforçant les entreprises sénégalaises sérieuses dans le secteur pour permettre aux auteurs de publier leur livre à compte d’éditeur. C’est faisable avec la méthode.

Le secteur de l’édition peut être la plus grande industrie culturelle du Sénégal. Car le secteur scolaire représente une part importante du marché du livre. Chaque année, le marché du livre scolaire au Sénégal s’élève, selon un rapport de l’Unesco, à 2 milliards (reste à vérifier la véracité du chiffre puisqu’une source m’a parlé de 7 milliards). Mais la mafia autour de ce marché est une catastrophe. Editeur depuis 4 ans, je n’ai jamais vu l’appel d’offres à propos de la production de manuels scolaires. Qui sont les éditeurs sénégalais et internationaux sélectionnés ? Et pourtant, rien que le marché du livre scolaire, s’il est confié uniquement aux éditeurs locaux, pouvait développer la chaîne de valeur du secteur et permettre au gouvernement de créer plusieurs emplois. La Côte d’Ivoire est un bel exemple sur ce plan. Le marché du livre scolaire y est, d’après certaines sources, à 20 milliards. Mais le gouvernement a appliqué une clause de préférence nationale pour le marché des manuels scolaires. Seuls les éditeurs ivoiriens peuvent accéder aux appels d’offres publics pour l’édition des livres scolaires. Cette clause a permis de booster le secteur et d’en faire un véritable vivier économique. L’appel d’offres est publié dans le journal des marchés publics.

Le gouvernement doit créer une jonction, sur des questions structurelles, entre le ministère de l’Economie et le secrétariat d’Etat à la culture, aux industries créatives et culturelles et au patrimoine historique. Depuis Senghor, nos ministres de la Culture n’ont pas su transformer de manière structurelle le secteur pour en faire un levier économique. Il faut un leadership visionnaire pour changer de façon de procéder si nous voulons escompter des résultats différents dans un avenir proche. Il est nécessaire d’impliquer des gens qui connaissent l’écosystème business du secteur pour agir vite et bien. Il est donc, sur ce plan, important d’associer à la réflexion des entrepreneurs culturels, capables de réfléchir sur des opportunités économiques dans chaque secteur.
L’idée de créer un secrétariat d’Etat n’est pas mal. Encore qu’il faille noter, dans ce cas de figure, la nécessité de supprimer la Direction du patrimoine historique (qui existe déjà). Mieux, il fallait, à mon avis, créer la Direction de la promotion des industries culturelles et créatives pour relever les vrais défis. Cette direction peut absorber la Direction du livre et de la lecture, la Direction de la cinématographie et centraliser tous les fonds (Fopica, Fonds d’aide à l’édition, etc.). La Direction de la promotion des industries culturelles et créatives aura pour mission de : promouvoir l’économie créative et l’innovation culturelle, réfléchir sur les mécanismes fiables de financement des industries culturelles et sur l’écosystème business à créer, mettre en œuvre une stratégie d’exportation créative, former et doter les entrepreneurs culturels de moyens techniques pour être compétitifs, inciter les investisseurs dans le secteur, créer un partenariat et une coopération culturelle avec des institutions (Pnud, Unesco, Ua, Oit…), bref développer de vraies industries culturelles pouvant contribuer efficacement au Pib du pays.

Exploiter le potentiel économique du cinéma et de l’audiovisuel
Selon la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci), le potentiel du chiffre d’affaires annuel du cinéma et de l’audiovisuel en Afrique est estimé à 20 milliards. Ce haut potentiel, s’’il est exploité, peut créer 20 millions d’emplois (rapport de l’Unesco, Industrie du film en Afrique : tendances, défis et opportunités de croissance). Ce rapport établit une liste du Top 10 des pays africains producteurs de films sur laquelle le Sénégal ne figure pas : Nigeria (2599 films produits par an), Ghana (600 films par an), Kenya (500 films par an), Tanzanie (500 films par an), Ouganda (200 films par an), Tunisie (185 films par an), Ethiopie (140 films par an), Zambie (105 films par an), Liberia (100 films par an), Egypte (60 films par an).

Le Nigeria, Top 1 de l’industrie cinématographique en production de films en Afrique et deuxième au monde, se distingue avec «Nollywood». L’industrie cinématographique y génère 1, 3% de la richesse nationale, crée environ 1 million d’emplois locaux et contribue au Pib à hauteur de 2, 3%. Un modèle économique de développement du secteur qui doit inspirer les pays africains. La prouesse du «géant de l’Afrique» dans les industries créatives découle de sa vision claire et de son approche structurelle du secteur.

Le Sénégal, qui a pourtant séduit le monde à travers de grands cinéastes comme Djibril Diop Mambéty, Sembène Ousmane, Moussa Sène Absa…, doit repenser son modèle économique du secteur. Le nouveau gouvernement de rupture, qui place au cœur de ses priorités la jeunesse et les Pme, doit miser également sur le potentiel économique qu’offre le marché du cinéma africain pour créer des emplois pérennes. Il faut, pour y arriver, changer de cap… Il est urgent de réfléchir sur une approche viable, qui implique les entrepreneurs dynamiques et visionnaires dans la production cinématographique et audiovisuelle, pour faire de ce secteur une véritable opportunité.

Bien plus que le secteur de l’édition, du cinéma et de l’audiovisuel, que je trouve important, les industries créatives et culturelles s’étendent à la musique et à tous les contenus artistiques et culturels. Je me suis penché, sans exclure les autres domaines, pourtant importants, sur les secteurs que je considère, selon la potentialité du marché, prioritaires. Le nouveau gouvernement doit, pour reprendre une formule de Felwine Sarr, «débusquer les vastes espaces du possible et les féconder».

EL Hadji Omar MASSALY
Président fondateur
du groupe d’édition
et de communication
panafricain Elma
Auteur