Les hommes politiques sénégalais n’écrivent pas souvent, et quand ils le font, ce sont en majorité de très mauvais livres peu lus et qui tombent vite dans l’oubli. Un homme politique le relevait récemment : le commentaire politique à la petite semaine l’emporte sur le travail de fond qui propulse des idées et des propositions. Quant aux journalistes, s’imposent à eux en démocratie une obligation de documenter le cours politique de notre pays et de laisser aux prochaines générations des clés de compréhension des mœurs de notre époque.
Par exemple, j’ai toujours été chagriné par l’absence d’une bonne biographie de Abdoulaye Wade, qui est un personnage fascinant. Ont écrit sur lui, ses pires adversaires dans des livres où l’anathème et la haine supplantent la démarche argumentative. Sinon ce sont des courtisans qui ont commis des hagiographies sans grand intérêt. Dans les deux cas, on peut rappeler la phrase de Talleyrand : «Tout ce qui est excessif est insignifiant.»
Le dernier livre du talentueux et iconoclaste journaliste, Ibou Fall, a été pour moi une bouffée d’oxygène. Pour le vingtième anniversaire de la disparition de Senghor, il vient de publier «Senghor, sa nègre attitude» (Editions Forte Impression). La plume de Ibou Fall, vive et caustique, décortique la trajectoire du poète-Président en lien avec l’histoire politique de notre pays. Le résultat offre une belle fresque sociale, un remarquable livre d’histoire politique.
Le journaliste ouvre son récit par la «si courte lettre» de Senghor au président de la Cour suprême, «gardienne vigilante de la Constitution», pour l’informer de sa décision de quitter la tête de l’Etat, cédant ainsi, par le biais de l’article 35, les rênes du pays à son longiligne successeur. L’auteur qualifie ce geste «d’art de partir» qui relève «du savoir-vivre, de la bienséance, de la politesse» et j’ajouterais de la courtoisie républicaine.
Ibou Fall nous offre aussi une immersion en pays seerer pour nous familiariser avec ses mythes, valeurs, traditions et subtilités. Il gomme des idées reçues sur Senghor que véhiculent ceux qui ne le connaissent pas ; ceux qui jugent plus utile de pérorer au risque de mettre à nu leur ignorance, que d’aller à la quête du savoir disponible auprès d’une multitude de sources historiques.
Ibou Fall nous familiarise avec  une autre facette de Senghor peu mise en avant : sa figure sociale de «député kaki», à travers notamment son combat en métropole pour la hausse du prix de l’arachide, son statut d’homme du peuple, figure de la gauche sénégalaise, qui lui permit de battre aux législatives de 1951, grâce aux voix des «sans-dents», Lamine Guèye, candidat de la bourgeoisie.
Dans «Senghor, sa nègre attitude», Ibou Fall ne se limite pas à nous conter le parcours de celui qu’il appelle non sans une certaine affection «Sédar Gnilane», lui le fils de Mamadou Dia. Il nous rappelle des figures oubliées comme Ibrahima Seydou Ndaw, Caroline Faye, Théophile James, Abbas Guèye, André Guillabert, André Peytavin, Etienne Carvalho, Léon Boissier-Palun ou encore Jean Collin.
Le satiriste, avec un humour qui ne déroge pas à l’exigence d’érudition, offre un panorama de l’histoire du Sénégal des dernières années de la colonisation à la période actuelle. Il décrit la violence du fait colonial, l’alliance puis l’affrontement entre deux monuments de notre pays, Senghor et Lamine Guèye, la grève des cheminots de 1947, qui permit de faire vaciller la puissance coloniale et mit en avant le grand syndicaliste, Ibrahima Sarr, le référendum et le «Oui» de 1958, l’érection puis la chute dramatique de la Fédération du Mali, l’épisode de Mai 68, la mort de Omar Blondin Diop, les derniers jours du Président-poète et les tentatives de ses anciens amis de l’effacer de la mémoire nationale.
L’ouvra­ge est enfin une photographie des mœurs sénégalaises d’hier à aujourd’hui. Il nous montre qu’au fond, pas grand-chose n’a changé depuis 1958. Le Sénégal, les Sénégalais, nos mœurs, nos pratiques, nos grandeurs et nos misères sont peints avec précision, et surtout sans concession.
Ibou Fall rappelle aussi le degré de fidélité des hommes politiques au Sénégal. Pêle-mêle, il cite la trahison vis-à-vis de Senghor dès qu’il eut le dos tourné, les artisans du complot contre Mamadou Dia, la duplicité de Abdoulaye Wade lors de la création du Pds, les manœuvres politiciennes qui ont permis l’éviction de Babacar Ba, les indélicatesses avec les finances publiques, les reniements au gré des espèces sonnantes et trébuchantes…
On y lit un condensé du Sénégal d’hier à aujourd’hui. Ibou Fall a photographié le Sénégalais dont Senghor, en bon catholique bien éduqué, disait que son «destin est d’appartenir à l’élite mondiale, de rivaliser avec les meilleurs sur la planète». Sommes-nous encore dignes de ces mots ?
Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn