A quoi suis-je invité ? Seydi Sow m’avait signalé que les éditions L’Harmattan Sénégal avaient prévu d’organiser une cérémonie en son honneur, le samedi 1er juin 2024, à partir de 16 heures, à la salle Hamady Aly Dieng. Lorsqu’il m’a envoyé, via whatsApp, une invitation, j’ai su qu’il s’agissait, en fait, d’une cérémonie de Sargal placée sous le parrainage de Monsieur Alioune Badara Bèye, président de l’Association des écrivains du Sénégal.

J’étais prévenu que ma présence et mon témoignage seraient attendus, ce qu’atteste le chronogramme où figurent d’illustres noms de la culture et de la littérature tels que le ministre Makhily Gassama et les professeurs Racine Senghor et Emmanuel dit Magou Faye.

Si ma présence pourrait faire défaut, compte tenu de l’âge qui commence à m’imposer une relative sédentarité, mon intervention ne saurait manquer. Je préfère, du reste, la faire par écrit. Ce sera une manière de me racheter aux yeux de mon jeune confrère qui a souvent sollicité une préface venant de moi. Pourquoi me suis-je gardé de satisfaire sa demande qui l’ennoblit, révélant au-delà de sa modestie, l’estime qu’il nourrit à mon endroit ? Ce n’est pas parce qu’il m’appelle toujours et partout «Maître» que je doive ne retenir en lui que le jeune homme passionné de littérature que feu Roger Dorsinville, alors Directeur littéraire des Nouvelles Editions Africaines, m’avait recommandé, vers les années 1983/1984.

Seydi avait soumis à l’appréciation de l’éminent homme de lettres haïtien, le manuscrit d’une pièce de théâtre intitulée Les élans brisés. A cette époque, je vivotais, à l’étroit, avec ma petite famille, dans une chambre exiguë au quartier Colobane. Il venait m’y rendre visite, les jours ouvrables, en fin de matinée, et je sacrifiais volontiers mon heure de sieste pour partager avec lui mes points de vue sur l’écriture. A ce moment, j’étais en train de peaufiner le texte de mon premier roman dont je n’avais encore choisi le titre, hésitant entre La collégienne, Ecartè­lement et A rebrousse-temps dont j’ignorais qu’il servait déjà de vitrine à une œuvre du docteur Birago Diop. Seydi Sow, qui entamait une carrière dans la santé, ne sait peut-être pas que nos échanges ont, d’une certaine manière, influencé le dénouement de mon ouvrage qui a obtenu à la fois un succès au petit écran et en librairie.

«Maître» ? Seydi, détrompe-toi si tu penses que je t’ai appris quelque chose qui t’a aidé à devenir le romancier de renom que tu es devenu et que j’avais prédit, te soulignant qu’un auteur qui aime aller au fond des choses, dans le détail et la précision, gagnerait à s’orienter vers le roman qui, plutôt qu’un fourre-tout, est une sorte de carrefour où se croise pour se féconder l’ensemble des expressions littéraires.

Si je dois convenir que je t’ai apporté un tant soit peu de moi, c’est sans doute la culture de l’humilité et de la persévérance. En effet, c’est parce que tu restes humble que, malgré les prix qui couronnent ton œuvre remarquable et polyvalente, tu continues à te prévaloir d’être mon «disciple», moi qui ne me considère pas comme écrivain, mais me contente du statut d’écrivant.
Persévérance ? Charles Baudelaire a raison qui déclare : «L’art est long et le temps est court.» Ce n’est pas parce qu’on a écrit un certain nombre d’ouvrages et glané des marques de reconnaissance de la part de ses contemporains qu’on doive se frotter les mains et s’imaginer être irréversiblement sauvé de l’enfer de l’oubli. Comme je ne cesse de le répéter aux jeunes qui m’interpellent, il n’y a pas de meilleure recette pour devenir écrivain que d’écrire, d’écrire et de raturer, d’écrire et de tout déchirer pour réécrire ; réécrire avec un dictionnaire et un livre de grammaire à portée de main ! Cela signifie qu’il faut s’appliquer, privilégier la qualité plutôt que la quantité ! Un texte d’une cinquantaine de pages peut valoir mieux qu’un ouvrage de plusieurs centaines de pages, car en littérature c’est la forme et le style qui l’emportent sur le contenu, les faits socio-politiques ou historiques racontés. Il faut aussi admettre qu’il n’est pas accordé à tous les plumitifs la grâce d’être à la fois poète, dramaturge et romancier, comme le fut le démiurge de la littérature française Victor Hugo, comme l’est notre icône nationale Cheik Aliou Ndao !

Seydi Sow, en ce début du mois de juin 2024 où ta famille, tes confrères et tes amis se joignent pour te fêter, je te renouvelle l’expression de mon inaltérable considération. Té­moigner ? Je n’en aurai pas la prétention. Je ne sais pas grand-chose de l’homme que tu es. Es-tu un mari prévenant ou possessif, un père fouettard ou un papa poule ? Es-tu bon prince, fidèle en amitié ou pince-sans-rire ? Que m’importe ? C’est l’auteur méticuleux et reconnaissant que j’apprécie, car les lauriers récoltés çà et là ne l’empêchent pas de traiter avec égard l’aîné que je suis, l’aîné qui n’a rien à lui apporter sinon sa sempiternelle recommandation. Demeure humble et persévérant !

Seydi, tu le sais mieux que personne, j’ai horreur de mentir aux personnes pour qui j’ai de la considération, autant dire de me mentir à moi-même. L’artiste devrait prêter l’oreille aux esprits avisés qui pourfendent son œuvre, plutôt que de se laisser griser par le boniment des complaisants qui l’encensent. Pour me protéger des compliments-hypocrisies et garantir à mon œuvre une chance de tracer sûrement son chemin dans la conscience du lectorat authentique, j’ai usé et même abusé de la provocation délibérée qui a valu à ma personne l’adversité que tout observateur peut constater, mais qui, heureusement, épargne ma création.

Celui qui aspire à devenir écrivain doit apprendre à mourir avant l’heure, je veux dire, à s’effacer devant son œuvre. N’est-ce pas la leçon à tirer de l’attitude de l’écrivain-philosophe français Jean-Paul Sartre qui, le 22 octobre 1964, a écrit au secrétariat de l’Académie suédoise, pour refuser le Prix Nobel de Littérature ? Sa posture n’avait point pour objectif ni de remettre en question l’opportunité du prix ni de discréditer l’Académie. Sartre pense que l’écrivain ne s’accroche pas aux distinctions officielles comme à une bouée de sauvetage ; il doit «refuser de se laisser transformer en institution».

J’ai essayé de trouver le mot français par lequel je pouvais, approximativement, traduire le verbe et le substantif wolof «sargal» qui, dans l’esprit de cette langue que j’ai tétée et dans laquelle j’écris de plus en plus, signifie respectivement «faire l’éloge» et «éloge». Après avoir consulté le dictionnaire, j’ai, d’emblée, écarté : «hommage» et opté pour : «félicitations». Pourtant, pour soustraire mon propos de tout semblant de louange bon marché, je refuse de te féliciter. Pour le moment, ce que tu mérites, ce sont des encouragements comme tout homme de bonne volonté, toute femme de bonne foi, en somme comme tout citoyen responsable assumant activement sa citoyenneté, tous engagés sur une voie menant vers la lumière !

Mes encouragements, cher petit frère ou attachant neveu, car écrire, c’est d’abord un acte de courage avant d’être la matérialisation d’une saine volonté de communier, de communiquer avec ses semblables, de partager avec eux, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, non pas un savoir mais un ressenti, non pas des connaissances sûres mais des émotions.

Ku wax feeñ, dit à juste raison l’adage wolof. En te lisant, j’ai découvert l’homme qui observe à la loupe la société sénégalaise et décrypte au stéthoscope le battement de son cœur. C’est par ta prose, je l’avoue, que tu me parles avec le ton, les mots et les images qui me renvoient ton visage et esquissent ta personnalité. Comme tout bon écrivain, tu es forcément poète, c’est-à-dire un auteur sachant rompre l’os du mot pour en sucer la substantifique moelle qui le rend polysémique et intemporel. Tu es donc poète et tu te présentes comme l’héritier de celle que tu considères comme ta tante, la défunte autrice du livre d’enfants Takam Takam, la défunte Fatou Ndiaye Sow.

Lorsque ma seconde femme, qui était étudiante et qui s’est, aujourd’hui, séparée de moi, a lu Jusqu’au bout de l’espoir, ton roman qui aborde les tragédies causées par la pandémie du Sida, elle a pleuré à chaudes larmes. C’est cet ouvrage qui était pressenti pour remporter le Prix Birago Diop du Meilleur Manuscrit créé par le Bureau sénégalais du droit d’auteur (Bsda), devenu Société du droit d’auteur et des droits voisins (Sodav). J’étais alors le président du jury littéraire. Le prix t’a échappé parce que tu es venu me rencontrer et, par inadvertance, tu m’as signalé que tu avais publié aux éditions L’Harmattan de Paris, Misères d’une boniche. Hélas, le prix devait récompenser un auteur qui n’avait pas encore publié d’ouvrage littéraire.

La Reine des sorciers et Les élans brisés avaient aussi retenu l’attention du jury où siégeaient le truculent Mbaye Gana Kébé et le vétilleux Sada Weïndé Ndiaye, tous deux arrachés à notre affection. Trois œuvres romanesques de belle facture présentées à la fois au même concours, l’une portant ta signature, chacune des deux autres, celle de l’une et l’autre de tes épouses ! Quelle boulimie, mais quelle opiniâtreté dans la quête de reconnaissance !

Lorsque le Grand Prix du président de la République pour les lettres a distingué La Reine des sorciers, alors que des journalistes me pressentaient lauréat grâce à ma pièce de théâtre Aliin Sitooye Jaata ou la Dame de Kabrus, cela ne m’a nullement étonné ni frustré. Un roman est difficilement comparable à un recueil poétique ou à une œuvre dramatique. Parce que d’un langage plus accessible, le premier genre est plus populaire que le deuxième qui s’exprime à mots couverts, «en images rythmées, mieux chantées» suivant l’expression du poète-Président Léopold Sédar Senghor ; et le troisième étant complexe, qui vacillant entre le dit et l’écrit, entre la littérature pure et le spectacle vivant.

Seydi Sow, tu as du mérite, et c’est pourquoi tu dois persévérer. Va et n’aie confiance qu’en toi-même. Va et ne te laisse point distraire.

Dans ce pays, le folklore est en train de tuer lentement mais sûrement la culture ; le tape-à-l’œil et le m’as-tu-vu en train d’ôter à l’art et à la littérature leur gravité, leur mission sacerdotale.
Marouba FALL – Professeur de Lettres modernes
à la retraite Ecrivant et éditeur marouba_fall@yahoo.fr