L’espace public évoque non seulement le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées, de la cohabitation des sensibilités religieuses, mais aussi une pratique démocratique et une forme de communication, de circulation de divers points de vue.
Ainsi défini, l’espace public constitue donc la sphère publique d’expression du pluralisme politique, culturel et religieux. Il offre la possibilité de parler librement de tous les problèmes de la société. La constitution de l’espace public devient alors inséparable de la lutte pour la liberté de pensée, d’expression et le suffrage universel, surtout dans les démocraties dites modernes. Aujourd’hui, les problèmes les plus importants, politiques, économiques, sociaux, culturels, religieux, d’éducation, de santé, de sécurité… sont débattus librement dans l’espace public. De ce fait, il n’est pas donc étranger à l’Afrique en général et au Sénégal en particulier.
Aussi longtemps que l’on remonte l’histoire de la société sénégalaise, on retrouve une sorte d’espace public qui, même s’il n’était pas toujours accessible à tout le monde, constituait tout de même un lieu d’échanges, d’interactions, d’expression du pluralisme et de prise de décisions touchant les choix et orientations de la communauté.
Dans la société sénégalaise traditionnelle, l’espace public était symbolisé par «l’arbre à palabre». Il servait de cadre, pour les sages et les initiés du village, de discussions sur des questions concernant la communauté, qu’elles soient d’ordre politique, économique, social, culturel ou magico-religieux. C’était un espace public plutôt élitiste, qui n’était pas accessible à tout le monde, surtout à certains hommes et femmes non-initiés, étant entendu que les femmes avaient un espace public, au besoin, qui leur était propre.
Le contact avec la civilisation arabo-islamique d’abord, puis avec celle occidentale à travers l’esclavage, mais surtout la colonisation a profondément influencé l’évolution de l’espace public en Afrique, au Sud du Sahara. Considéré comme la porte d’entrée occidentale de cette partie de l’Afrique, le Sénégal n’a pas été épargné. Son espace public a connu des mutations profondes dans la mesure où les formes d’organisation sociales ont profondément été modifiées au profit de l’apport des cultures étrangères comme celles islamique et occidentale.
Ainsi, l’espace public n’est plus l’apanage de sages et d’initiés seulement, il n’est plus réservé exclusivement à la sphère du sacré, du magico-religieux, mais s’est ouvert à toutes les couches de la société sans distinction d’ethnie, de religion, d’âge, de rang social ou intellectuel.
Cette désacralisation de l’espace public sénégalais a été facilitée par le développement des médias et l’avènement de la démocratie participative. En effet, les médias ont joué un rôle non négligeable dans la formation d’un espace public pluraliste au Sénégal, l’information et la communication constituant la base de toute relation humaine, sociale et institutionnelle. D’ailleurs, il n’y a pas de société et, a fortiori, démocratique, sans différences. Et on ne peut pas parler d’espace public, symbole de pluralisme des opinions et des valeurs, s’il y a le règne du totalitarisme et de la pensée unique.
Ainsi, l’instauration du multipartisme au début des années 1980, avec l’arrivée du Président Abdou Diouf à la tête de l’Exécutif, et ayant favorisé une vague de démocratie au Sénégal jusque dans les années 1990, a joué une partition importante dans le dynamisme et le bouillonnent notés au sein de l’espace public sénégalais. Etant définie étymologiquement comme le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, la démocratie a octroyé une sorte de libération de la pensée et de la parole.
Le citoyen est en mesure aujourd’hui de donner son point de vue dans la marche des affaires de la Cité. La presse sénégalaise est d’un apport considérable dans cette libération de la parole. Elle a permis la formation d’une opinion publique forte et consciente de son pouvoir d’influence dans la gestion du pays. On ne peut plus gouverner le Sénégal sans tenir compte de l’opinion publique sénégalaise.
D’une presse coloniale, trainant de lourds handicaps, la presse sénégalaise, fait ses débuts, 1886, avec la mise en circulation du Réveil du Sénégal et du Petit Sénégalais lors des Législatives de la même année. Il s’agissait essentiellement d’une presse d’opinion, au contenu politique fort marqué. Durant cette période, elle avait donc une mission de prosélytisme politique.
Sous la présidence de Léopold Sédar Senghor (1960-1980), les médias n’ont pas véritablement assuré le rôle de promoteurs de la démocratie. En outre, avec le parti unique de fait et la mise en place de procédures autoritaires par le Président Senghor, les médias publics, la radio en particulier, étaient sous haute surveillance en raison du rôle important qu’ils ont joué dans les crises politiques : l’éclatement de la Fédération du Mali, la crise politique au sommet de l’Etat de 1962 entre Senghor et Mamadou Dia, mai 68 à Dakar…
Les médias, surtout la presse privée, ont largement contribué à l’avènement de l’alternance de 2000 au Sénégal et la formation d’une Société civile mature et influente. Depuis, les citoyens ont de plus en plus accès aux médias qui cristallisent un espace public marqué par la diversité culturelle, religieuse, mais surtout politique. Dès lors, l’espace public est devenu pluriel et multiforme. Il est désormais le cadre d’expression de rivalités politiques, de divergences religieuses, d’enjeux économiques sans cesse grandissants. Ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences néfastes qui montrent clairement les limites de l’espace public sénégalais.
Ce qui fait défaut aujourd’hui dans l’espace public sénégalais, ce sont les valeurs qui, autrefois, le caractérisaient : le respect de la parole donnée, la pudeur, la dignité, l’honnêteté, le sens de l’honneur, le courage, le culte du travail… en plus, il semble y avoir un problème de délimitation entre l’espace public et celui privé. Ce qui autrefois se réglait en privé, s’invite aujourd’hui dans les médias et fait l’objet de débat public où tout le monde peut intervenir.
Ce métabolisme sociologique sur fond de confusion des prérogatives entre le «soi» et le «nous», pose le débat de l’ambivalence entre le désir de liberté et le conservatisme dont les frontières sont considérées comme abstraites. Les limites entre liberté d’expression et protection des vies privées semblent aussi confuses qu’entre vie publique et vie privée. L’équilibre entre médias et vie privée ne concerne pas seulement la protection des personnes, mais il est devenu un enjeu de société, de fonctionnement même de la démocratie. La recherche de cet équilibre est d’autant plus compliquée, désormais, que des nouvelles technologies, pratiques commerciales et politiques de communication, en se développant, ont réduit de facto l’espace de la vie privée. Ainsi, la construction d’un modèle de communication universel irrigué par Internet à travers les réseaux sociaux, a réussi par démanteler les chartes sociétales de beaucoup de pays, surtout en Afrique où la singularité dans le débat est une exception face à la règle de la pluralité des pensées, qu’il nous plait d’appeler la «pédagogie de l’ensemble», qui implique tous les segments de la communauté.
En effet, le phénomène des réseaux sociaux (Facebook, Whatsapp, Tiktok, Instagram, etc.), a permis à chaque individu de prendre la parole sans se soucier du temps et de l’espace, de briser les frontières du discours public comme privé, d’écorcher la sacralité de la famille et de la vie conjugale, de bouleverser les interdits. Certains esprits «insoumis» soutiennent qu’Internet a permis plutôt de lever la censure sociale imposée depuis des lustres pour des raisons de conservation des normes sociales et traditionalistes, qui empoignaient les libertés individuelles jusqu’à la suffocation. Cependant, cette soif de liberté n’a-t-elle pas conduit le Sénégal vers un abus dans l’usage et le mode d’appropriation des médias et outils du numérique, mais surtout vers un libertinage qui menace l’éthique et la concorde ?
Il s’agit désormais de prendre en compte les risques issus de la généralisation des usages des réseaux sociaux au niveau communautaire. En partenariat avec WeAreSocial et Hootsuite, le DataReportal a publié une série de rapports dénommés Digital 2021 ; une étude de plusieurs pages qui traite des chiffres sur l’usage du mobile, des réseaux sociaux et de l’Internet en général. Les statistiques démontrent qu’il y a 3,9 millions de Sénégalais actifs sur les réseaux sociaux, ce qui représente 23% de la population totale. Parmi ces usagers, la plupart sont en quête d’informations sensationnelles, de people, de divertissement… Cette orientation folklorique donnée aux médias et réseaux en ligne, a favorisé un écosystème toxique, hostile à l’éthique et à la déontologie attendues des médias classiques, mais fertiles pour les tendances mercantiles, qui font émerger de nouvelles castes de professionnels des médias et d’influenceurs. Ainsi, de nouveaux métiers sont légion et font des réseaux sociaux un support média attractif, surtout pour les jeunes sénégalais dopés par l’envie du buzz et du voyeurisme absolu. Ce caractère subversif et décalé connu de ces nouveaux outils de propagande et de médiatisation, sape souvent les fondamentaux du vivre ensemble, de la concorde et de la paix, car n’étant soumis ni à une règle dissuasive ni à une organisation structurelle.
Et pourtant, l’idéal de liberté tant réclamée suite au ressenti d’une confiscation de la parole par la presse traditionnelle justifie la profusion de ces nouveaux canaux de communication de masse, glanés comme un excellent moyen d’expression de ce que Marcel Proust appelle le «moi social», de construction identitaire, de dialogue et d’affirmation de la conscience et de la volonté populaire. Cela dans le continuum d’une perception démocratique à la sénégalaise, galvaudée dans le sens d’une participation citoyenne très critique dans la gestion des affaires publiques et qui lève les contraintes pour un épanouissement social non loin de l’anticonformisme. Ainsi, on assiste à une valorisation des intérêts comme des engagements dans un nouvel espace de légitimation public comme privé. Même si les internautes sont invités à publier leurs pensées, à témoigner de leurs comportements, de leurs désirs, l’intimité conserve ses territoires malgré les dérives constatées.
En outre, depuis un certain temps, les luttes citoyennes sont transposées dans les réseaux sociaux qui polarisent un large public très diversifié et se réconcilie de plus en plus avec le débat politique. Ce qui n’était pas le cas auparavant, car les questions politiques et la gestion publique répugnaient la majorité des Sénégalais souvent noyés dans les discours fantaisistes et électoralistes ne servant que d’appât de votes aux politiciens. Le réveil d’une nouvelle conscience populaire se manifeste à travers le digital, marqué par des initiatives citoyennes de contestation et de dénonciation. Par exemple, au mois de mars 2021, lors de la vague de révolte populaire déclenchée par l’arrestation du député Ousmane Sonko (leader de l’opposition), des jeunes ont créé le hashtag #FreeSenegal pour dénoncer les atteintes à la liberté d’expression et alerter la communauté internationale sur les répressions policières. Ce hashtag était rendu viral par des millions d’utilisateurs de tous bords, surtout au niveau international pour témoigner leur soutien au Peuple sénégalais. De plus, la censure d’une certaine presse a favorisé plus d’engouement et de mobilisation à travers les réseaux sociaux, qui sont très redoutés aujourd’hui par le pouvoir en place. Il faut rappeler que le Président Macky Sall, dans un discours prononcé lors d’un meeting politique, a fustigé la toute-puissance du clic et du clavier et puis, d’un ton imitateur et amusant, a inspiré une expression populaire dénommée «kacci-kacci». D’ailleurs, beaucoup d’internautes s’identifient à ce concept et ont adopté le système de «mafia kacci-kacci», qui est devenu une plateforme citoyenne digitale de veille, d’alerte et de dénonciation.
Au final, il est clair que le niveau de pénétration des médias et du numérique dans la vie quotidienne des Sénégalais est assez intéressant. Le pouvoir influent des réseaux sociaux en fait un levier puissant de sauvegarde de l’héritage démocratique et institutionnel dans un contexte d’expression plurielle des idéologies politiques et d’ambiguïtés constitutionnelles. Les crises socio-économiques aidant, l’espace public est envahi par les masses populaires de plus en plus exigeantes, avec des discours contestataires se mêlant aux frustrations et traumatismes des uns et des autres, symptomatiques du spectre dégradant du «xàwwi sutura» ou mise à nu de la vie privée, à laquelle personne n’échappe. Jusqu’où ira notre société sénégalaise déjà plongée dans un nouvel ordre mondial ?

Ngor DIENG et El Hadji Farba DIOP
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