En hommage à mon ami, de regrettée mémoire,
Feu Amadou Tidiane BA

Une sagesse matinale. Je me demande avec gravité : pourquoi nous ne sommes plus capables d’amour ? Est-ce le fait de la précarité, de la frénésie vers plus de gain ? Même un élan de compassion est devenu aride dans la société con­temporaine. Le sincère don même est devenu suspect aux yeux de certains. Il y a de quoi être inquiet pour le devenir de l’humain. La vie est dure ! Le dire ou le redire relève plus d’un exercice de rhétorique qu’un constat. L’histoire de l’humanité nous a habitués à situer l’âge d’or dans le passé. L’avenir inquiète. Le présent est instable. Fina­lement, l’homme vit sous le mode du n’est plus ou du pas encore.
«C’était mieux avant» ; «A notre époque, cela était inimaginable» ; «Tout était à portée de main.» Ces propos ne relèvent nullement d’un cliché. Nous sommes engagés dans une perspective linéaire qui épouse l’accumulation du poids. Cela s’appelle le progrès. Le léger, c’est ce qui irait mieux. Nous sommes pleinement dans la logique capitaliste. L’humain, en tant que foyer d’amour, est vu comme une charge, une entrave. Ce qui donnerait sens à l’humain demeure dans sa rentabilité. Il doit être compétitif comme un cheval qui sort de l’étable pour le champ de course. Victoire. Rien d’autre. Sous cet angle, nous n’aimons plus autrui, nous aimons la vie. Elle seule attire notre regard. Le temps lui-même est quantifié à tel point que chaque minute est tarifée en dollar ($) ou en euro (€).
Je viens de lire cette pensée plus qu’inouïe : «Beau­coup d’âmes sentent que quelque chose est en train de leur arriver, mais elles sont perplexes et ne se rendent pas compte de ce que c’est. Elles cherchent à l’extérieur, espérant trouver une clé qui leur montrera ce qui se passe. D’autres âmes sentent un appel mais ont peur de ce qu’elles ressentent, car c’est nouveau, étrange et inconnu, et elles essaient de le rejeter.» Au lieu de nous rassembler pour agir, comme le fît Jean François Billeter pleurant sa Wen, cette autre Aurélia, nous sommes dispersés. Et la conséquence de cet état de fait est que nous vivons loin de toute profondeur. Dans Pères noirs en pays blanc, mon ami, Abbé Prosper Plongo Tendeng, note fort à propos : «Le bonheur ne se vend ni ne s’achète. Il est dans la qualité d’être, c’est-à-dire s’efforcer, en se réveillant, de vérifier où en est son semblable. La véritable puissance est celle de l’amour et non celle de l’avoir, du savoir et du pouvoir.»
Pour pouvoir s’ouvrir, il nous faut cette remontée dans les profondeurs de notre être. Nous sommes reliés au global qui, plus que de nous enfermer, nous propulse. Karl Jaspers de dire : «C’est du fond de l’englobant que je surgis comme sujet.» Cela éclaire d’un jour nouveau cette énigme qui couvre le moi.
De cœur à cœur, d’âme à âme, nous devons rétablir la communication. Savoir saisir les signes et aller vers l’Etre originel d’où tout s’abreuve. Selon Stefan Zweig : «Il ne sert à rien d’éprouver les plus beaux sentiments si l’on ne parvient pas à les communiquer.» Rede­venons amoureux de la Belle Etoile qui, dans le firmament, nous fixe d’un regard divin. La stabilité est à ce prix. Le bonheur, aussi. Une anecdote : un soir, alors que je venais de quitter ma natte de prière, je reçus un appel venant d’un ami. Il me demanda de sortir de ma chambre. Je m’exécute. Il m’invita à regarder le ciel. Mieux, à fixer la lune. «Tu vois quoi ?» me demanda-t-il. «Une pleine lune», ai-je répondu. «Voilà, de Ziguinchor où je suis, je vois la même chose. Et par ce regard unifié, je voulais te dire ce que tu représentes pour moi : un ami, un frère. Eh, con de philosophe, je t’aime comme tu es.» Par cette invite, Kalilou Keïta m’a reconnecté au Tout-Vivant. Ce fut un acte d’Amour !

Dr Ibou Dramé SYLLA
Professeur de Philosophie
xadkor@gmail.com