La présence en sélection (Un Certain Regard et Quinzaine) de trois films marocains, lors du Festival de Cannes 2023, a mis en lumière un certain dynamisme du cinéma chérifien, irrigué par la Fondation du Festival international du film de Marrakech (Fifm) et soutenu par les Ateliers de l’Atlas (marché du film du Fifm). Une preuve par trois de l’élan inspiré d’une génération montante du cinéma africain, avec Casablanca comme épicentre sensible ou déporté : une confirmation, une révélation et une… (re)découverte. Par Jean-Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière) –

La confirmation : Asmae El Moudir, «La Mère de tous les mensonges»
La confirmation concerne le talent et la sensibilité peu communs de la cinéaste/documentariste, Asmae El Moudir : 33 ans seulement, double produit de la Fémis parisienne et de l’Ecole de cinéma de Rabat. La Mère de tous les mensonges (Un Certain regard) se déroule dans le huis clos d’une famille qui n’est autre que celle de Asmae. Quelque part dans la casa populaire, le voile va peu à peu se lever sur la mémoire traumatique, familiale et collective des Années de Plomb marocaines. Nous sommes au cœur d’un de ces quartiers où la répression des émeutes, ou manifestations motivées par la faim, a fait 600 morts, le 20 juin 1981, ne laissant en fait personne indemne. Une lourde chape de silence et de strates de non-dits a recouvert l’épisode. Asmae El Moudir a, elle, vu le jour neuf ans après la tragédie, mais un détail l’intrigue : pourquoi ne se reconnaît-elle pas sur l’unique souvenir de son enfance, l’unique photo que lui a transmise sa mère ? C’est le point de départ d’une convocation des mémoires tuées par le truchement d’une reconstitution en modèle réduit des maisons du quartier au moment des faits. Les protagonistes, membres de la famille ou voisins, y participent sous forme de figurines de papier maché.
Le procédé confère une texture unique et une dimension inédite dont joue et abuse aussi la caméra de Asmae. Sa grand-mère, mère de son père, honnit son effigie qu’elle juge «difforme». La vieille femme, ni douce ni compatissante, régente en dame de fer, en «reine» comme dit son fils, un foyer orné d’un portrait officiel du défunt Roi Hassan II, que la «douairière», son autre surnom, baise religieusement. Cependant, le stratagème de Asmae arrache par strates les baillons mémoriels : ainsi le terrain de foot du quartier, celui où jouait le père de la cinéaste quand il se rêvait professionnel, est devenu le cimetière où reposent les victimes du 20 juin, exhumées d’un charnier. Et, enfin, le mensonge de la mère est à son tour dévoilé par la bouche de la grand-mère. «Ne dites pas à ma grand-mère que je suis réalisatrice, elle me croit journaliste», conclut Asmae El Moudir, en voix off. Trop tard, ceux qui ont vu cette œuvre ne sauront s’autoriser un tel péché contre la vérité.

La révélation : Kamal Lazraq, «Les Meutes»
Casablanca, extérieur nuit. Le fils, Issam, et le père, Hassan, voués, par le chômage chronique, à ce que l’on nomme au Maroc «la bricole», un art de survivre au jour le jour, ont un cadavre sur les bras. Ou plus exactement un corps dans le coffre d’une voiture d’emprunt qui sillonne la nuit. Il leur faut, coûte que coûte, s’en défaire (du macchabée) avant le lever du jour. Mais une conjuration de guigne, de djinns et de fatale malédiction se ligue pour les en empêcher. Telle est la trame des tribulations noctambules, des banlieues à la mer, de deux marginaux. Si elle n’était que celle d’un thriller, elle serait déjà parfaitement ourdie. La crédibilité des deux personnages repose sur l’interprétation remarquable de Ayoub Elaid (le fils) et Abdellatif Masstouri (le père). Notons, qu’à lui seul, le visage du second nous parle de ces existences cabossées qui sillonnent les rues obscures des villes. De l’avis de la critique internationale, ici partagé, Les Meutes fait du réalisateur Kamal Lazraq, remarqué l’an passé à Cannes pour un court métrage, la révélation 2023 de la sélection Un Certain Regard. Et qu’importe le palmarès final. Ce «débutant», à l’instar de la Franco-Sénégalaise, Ramata-Toulaye Sy, avec laquelle il partage le «chef’op» Amine Berrada et un diplôme de la Fémis, école de cinéma parisienne, rappelle que la valeur n’attend pas le nombre des productions.

Thriller, on l’a dit, mais film social aussi, révélant un petit monde flirtant avec la pègre locale, à la manière du meilleur néo-réalisme italien. Sur ce versant, Les Meutes évoque Scorsese. A cet égard, ce film est le fruit de la fréquentation assidue par Kamal Lazrak de ces «bricoleurs» dont les itinéraires ont leur part poétique, voire surréaliste. Les Meutes dont le titre fait référence aux combats de chiens clandestins à l’origine de l’intrigue, s’aventure au-delà du réalisme, néo ou autre, explorant en sous-texte les rapports père-fils, la masculinité et le rapport aux croyances. Ces «Meutes» seront lâchées dans les salles de cinéma en juillet prochain, en Europe en tout cas. Vous êtes prévenus.

La (re)découverte : Faouzi Bensaïdi, «Déserts»
Re-découverte, parce que Faouzi Bensaïdi, sélectionné à la Quinzaine des cinéastes cette année, a six longs métrages à son actif et une carrière d’acteur et de scénariste derrière lui. Deux agents de recouvrement, en costard-cravate bleu, siphonnent les ultimes sous de bergers et paysans surendettées dans un enchaînement de scènes burlesques et cruelles émaillant un road-movie aux marges du désert du Sud marocain. Pas simple de faire ruisseler le fric quand la source se tarit toujours plus. Dans la logique absurde du néocapitalisme, leur employeur exige néanmoins qu’ils doublent leur rentrée financière, sous peine de licenciement. Commence alors un nouveau film lorsqu’ils croisent la route d’un homme qu’on leur présente comme un repris de Justice et dont ils vont aider l’évasion. L’évadé, en réalité, a lui aussi une dette à recouvrer. Une dette d’honneur auprès d’un chef de bande qui l’a faussement accusé pour mettre la main sur sa bien-aimée.
Deux films en un, c’est, aux yeux d’une part acide de la critique, un de trop : en l’occurrence le deuxième qui s’apparente à un étrange western du Rif, limite métaphysique. En réalité, un fabuleux sens du cadre et une esthétique formelle accomplissent la synthèse des deux films. Faouzi Bensaïdi est un cinéaste qui se dit prêt à donner sa vie pour la réussite d’un plan. Et cela inonde l’écran pour le bonheur des amoureux de l’image.

La belle moisson des films africains

Présidé par l’acteur américain  John C. Reilly, la section Un certain regard dévolue au cinéma d’auteur et de découverte, riche cette année de 8 premiers films, a particulièrement distingué la nouvelle génération des cinéastes africains. Prix du jury et Prix de la mise en scène ont été décernés notamment à deux films de la nouvelle vague marocaine : Les Meutes de Kamal Lazraq (1er film) et Asmae El Moudir pour La Mère de tous les mensonges. Augure du Congolais Baloji (1er film) s’est vu attribuer un Prix de la Nouvelle Voix, tandis qu’un Prix de la Liberté était décerné à Goodbye Julia, du Soudanais Mohamed Kordofani (1er film). Soit un carton plein puisque les quatre films africains en lice dans cette section, d’un total de 20 films sélectionnés en amont, ont reçu plus qu’un accessit. Cependant, le traditionnel Prix Un Certain Regard a récompensé le film How to have Sex (Comment faire l’amour) de l’Anglaise Molly Manning Walke.