Daech entassait et torturait les opposants dans le stade de Raqqa que les habitants avaient surnommé le « Stade noir». Des survivants parlent.

Pour Ismaël, la porte de l’enfer a le visage de ses voisins. Daech avait fait d’eux des tortionnaires. Le pharmacien de Raqqa est un de ces résistants du quotidien qui ne peuvent se résoudre à obéir. Plusieurs fois déjà, Ismaël a eu des ennuis avec la justice de Daech. La première, pour avoir examiné une femme qui se plaignait d’une infection à la joue : 70 coups de fouet. La deuxième, pour avoir refusé du tramadol à un combattant. Les djihadistes utilisent cet antalgique pour le sentiment de toute-puissance qu’il leur procure, et aussi parce qu’il augmente les performances sexuelles, mais il refuse de gâcher ce précieux médicament qu’il accepte presque aussitôt de donner à un civil, ignorant que les deux hommes, le combattant et le civil, sont de mèche. Quatre cents coups de fouet, administrés en trois fois : les 200 premiers en public dans la rue Saif Al-Dawla, l’une des artères principales de Raqqa, puis 100 coups devant l’hôpital public Watani, et les 100 derniers devant la maternité. Ismaël restera dix jours sans bouger. Il cache alors ce qui lui reste de tramadol pour le réserver à ceux qui en ont besoin. A l’émir tchétchène qui lui en demande, une arme pointée sur la tempe, il répond qu’il n’en a plus. Ce qui lui vaut une semaine de prison. A la fin, on lui fait signer une sorte de contrat : s’il refuse encore de délivrer l’opiacé, il sera décapité. Ismaël décide de ne plus se faire remarquer.

Le 20 octobre, dans le stade de Raqqa, les Forces démocratiques syriennes (Fds) célèbrent la chute de Raqqa après quatre mois de combat
Et puis, tout bascule un matin de septembre 2015. Une femme en niqab se plaint de douleurs au ventre. Il comprend immédiatement. C’est une djihadiste enceinte qui réclame sa pilule abortive. Une habitude chez les membres de Daech qui interdisent la contraception et abusent de l’usage de l’avortement médicamenteux, avec leurs épouses comme avec leurs esclaves yézidies. Il refuse. Pour se venger, la femme porte plainte pour agression. Cette fois, il est conduit au stade. Dans le gymnase et les vestiaires au sous-sol, les djihadistes ont aménagé 22 geôles. Ismaël est enfermé dans la cellule numéro 7 avec un autre détenu. Surveillés en permanence par des caméras, ils n’ont pas le droit de se parler. Il précise : «Ils m’ont affamé, mais je ne manquais pas d’eau. J’étais autorisé à porter les vêtements que m’avait envoyés ma famille, mais par-dessus je devais mettre la combinaison des condamnés à mort.»
Une façon de lui laisser imaginer le pire. Chaque jour, il est emmené dans la salle de torture, les yeux bandés. Il peut décrire les escaliers qu’il doit descendre à tâtons, pieds entravés, «l’équivalent d’un ou deux étages». Les prisonniers sont attachés à des appareils de musculation, certains suspendus à des chaînes au plafond. On le bat à coups d’«Ibrahim green», un lourd tuyau en plastique rigide. Il y a aussi les simulations de noyade à l’eau glacée, les décharges électriques et l’immobilisation, parfois jusqu’à cinq jours, dos courbé, poignets attachés aux chevilles par des fers que les bourreaux resserrent jusqu’à faire pénétrer le métal dans les chairs. Il finit par leur avouer ce qu’ils veulent. «J’aurais dit n’importe quoi pour que ça s’arrête.»
Ismaël ne peut pas voir les hommes qui le torturent. Quand ils entrent dans sa cellule, ils portent une cagoule. Jusqu’au jour où ils l’oublient, trop sûrs d’eux. C’est ainsi qu’il identifie deux de ses tortionnaires, des visages de sa vie d’avant, des voisins dont il n’aurait jamais deviné les instincts sadiques. Jumaa Hussein, 51 ans, est, lui, resté treize jours dans la cellule numéro 3 du stade. Il n’a pas été torturé, il a seulement entendu les cris. Ce gros négociant fait partie des notables de Raqqa, où il possède alors vingt immeubles, trois moulins et une station-service. Lui aussi a été arrêté plusieurs fois. Parce que ses activités l’obligent à sortir de la ville pour aller s’approvisionner à l’extérieur, les djihadistes lui infligent une «rééducation». Il se souvient être resté plus d’un mois avec 45 autres personnes, pour la plupart des jeunes hommes revenus d’Alep, de Hassaké où ils faisaient leur service militaire dans l’Armée syrienne, pour un apprentissage intensif du Coran version Daech. Leurs maîtres ? Trois Saoudiens «placés sous la responsabilité d’un Français».
Comme tous ceux qui ont un patrimoine, Jumaa doit se soumettre à des taxes qui s’apparentent à du racket : 1 000 dollars pour un camion de sucre, 700 pour les chargements de fer à béton, 300 pour un transport de ciment. Les choses se compliquent lorsque les djihadistes mettent en place leur propre monnaie, qu’on ne peut se procurer que dans les trois bureaux de change de la ville. Pas de billets, mais des pièces de cuivre, d’argent et d’or, des dinars de différents montants : une pièce en cuivre vaut 10 livres syriennes ; une en argent, 2 dollars ; une en or, 155 dollars. Jumaa a d’abord été arrêté une semaine parce que son blé était jugé de mauvaise qualité. Le juge, un Irakien, le libère contre une amende de 35 millions de livres syriennes. Quelques semaines plus tard, c’est une livraison de coton qui est mise en cause : les djihadistes viennent d’en interdire l’importation. Il doit trouver 7 millions de livres syriennes pour éviter la prison. C’est enfin une dénonciation pour collaboration avec les forces kurdes qui lui vaut d’être emmené au stade, où les membres de Daech enferment en priorité ceux qu’ils soupçonnent de trahison. Jumaa insiste : il n’a pas été maltraité. Dans la cellule qu’il partage avec 14 autres détenus, il dit avoir été «comme à la maison, ou presque». On dirait qu’il ne veut se fâcher avec personne. Régulièrement, lui et ses codétenus sont extraits de leur cellule pour visionner des vidéos de combats et d’exécutions. Des châtiments auxquels Jumaa a assisté plusieurs fois sur les places Al-Dasi et Al-Naïm : «Le condamné portait autour du cou un panneau sur lequel était écrit ce pour quoi il était condamné.» Jumaa évoque ainsi le sort de Fadi, 30 ans, décapité pour espionnage, accusé d’avoir transmis à la coalition des photos permettant de désigner des cibles. Ce qui lui aurait rapporté 100 dollars. Les corps, les têtes sont exposés deux ou trois jours durant. Ce stade où il était «comme chez lui», Jumaa l’a fui à la faveur d’une frappe aérienne. Mais sûr d’être tué s’il était repris, il a préféré aller s’expliquer devant un juge qui l’a acquitté.
Ismaël, lui, est arrivé exsangue dans l’enceinte du Tribunal islamique où, «contre toute attente», le juge, un Saoudien, a cru en sa bonne foi. Il est libéré au début de novembre 2015, juste avant l’attaque du 13 novembre à Paris. Un jour de fête pour les djihadistes. «Ils ont placé un écran géant sur Al-Naïm et y ont diffusé des images de l’attaque», raconte Jumaa. Retourné à sa vie de pharmacien, Ismaël a organisé le départ clandestin de sa mère et de ses six frères et sœurs. Ils ont pu rejoindre Damas il y a six mois. Dès le lancement de l’offensive sur Raqqa par les Fds, les Forces démocratiques syriennes, Ismaël a troqué sa blouse contre l’uniforme. Il a pris les armes «pour débarrasser définitivement mon pays de ces terroristes», mais il a une obsession : retrouver ses anciens voisins, ses deux tortionnaires. «Je me battrai pour cela jusqu’à la mort. Mon seul espoir est qu’ils n’aient pas été tués dans la bataille. Je n’abandonnerai jamais, je veux les tuer de mes propres mains.»
Parismatch